Regards sur l'éveil
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didier
Inscrit le: 18 Fév 2018 Messages: 3019 Localisation: Région Parisienne
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Posté le: Me 01 Juin 2022 11:44 Sujet du message: Vigilance et détachement |
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Bonjour à tous.
Je me demandais ce qui pourrait constituer un lien entre les différentes traditions et notamment entre l’advaita vedanta et le yoga de Sri Aurobindo. J’en été arrivé à la conclusion que l’attention et une attitude détachée étaient essentielles, à laquelle, sur le plan de l’action on peut ajouter toute action désintéressée accomplie sans but pour soi-même mais en fonction des nécessités du moment et j’ai trouvé sur le site du 3ème Millénaire ce très intéressant texte d’Arnaud Desjardins intitulé « Vigilance et détachement, clés de toute voie », que je reproduis ici car ce qui y est écrit me parait fondamental.
Plutôt qu’"attention", il utilise le terme de "vigilance" qui me parait plus approprié et, chose amusante, il en fait la traduction du mot anglais « awareness », beaucoup utilisé par quelqu’un comme Sri Nisargadatta Maharaj.
Il ne parle qu’un peu de l’aspect action, notamment dans cette phrase : « Ne rien vouloir d’autre que ce qui nous arrive, et, ensuite, sur les fondements de cette acceptation, ou adhésion, agir. ». On y perçoit bien la complémentarité avec le reste.
Citation: | Lorsque l’on s’y intéresse, la variété des pratiques spirituelles est un émerveillement, mais aussi parfois une cause de trouble, du moins tant qu’on ne se trouve pas suffisamment affermi dans sa propre expérience intérieure. Il y a quelques années, je me demandais souvent : « Mais telle pratique particulière de méditation, qui semble si importante dans une voie et qui n’a pas sa place dans une autre voie, me manque-t-elle ? » Et puis, j’ai fini par comprendre que pratiquer toutes les techniques ne s’avère pas nécessaire, selon une image bien connue, le même voyage peut se faire en utilisant différents moyens de locomotion, différents véhicules. Si nous voyageons en train, inutile d’emmener des bougies de rechange ou un bidon d’essence, et si nous voyageons en voiture, guère besoin d’horaires de chemin de fer.
Cette comparaison toute simple m’a un peu apaisé dans cette fringale d’expériences qui m’animait lors de mes voyages en Asie et de mes séjours dans des monastères en France.
Au premier abord, en effet, les méthodes sont très différentes. Par exemple le dhikr [1] soufi n’a d’équivalent nulle part, en dehors du taçawuf [2] musulman, et les formes de méditation tibétaines ne se retrouvent pas dans l’islam. Dans certaines voies, les chants et les offices jouent un rôle important : dans d’autres aucun. Et je m’e suis souvent demandé : « Existe-t-il quelques dénominateurs communs qu’on retrouverait dans toutes les voies spirituelles, toutes sans exception ? Existe-t-il des ressemblances profondes entre les voies religieuses faisant appel à une relation de la créature au Créateur, ou de l’homme à un Dieu personnel, comme le christianisme, le judaïsme ou l’islam, et les voies comme l’hindouisme des Upanishad ou le bouddhisme qui semblent presque athées ? »
Des années de recherche et d’observation m’ont amené à la conclusion qu’il y avait, en effet, deux dénominateurs absolument communs à toutes les voies.
Le premier de ces dénominateurs communs pourrait être désigné par différents noms qui tournent tous autour de la même réalité fondamentale. Le mot le plus souvent employé en anglais, la langue avec laquelle j’ai communiqué avec les maîtres indiens ou les maîtres tibétains, est le mot awareness. On pourrait peut-être le traduire en français par « vigilance », et sous ce terme j’entends tout ce qui est présence à soi-même, conscience de soi, veille, présence à soi-même et à l’infini.
Malgré la différence des formulations, dualistes ou non dualistes, l’essentiel demeure dans cette forme particulière de conscience qui consiste à être conscient avec acuité de ce que l’on est en train de faire, mais en plus conscience de la grande réalité profonde que nous appelons tao, atman ou brahman, nature de Bouddha ou bodhichitta, royaume des cieux ou vie éternelle, suivant le vocabulaire de la religion ou de la croyance qui est la nôtre.
Cette attitude d’effort, car c’est là tout d’abord un effort qui est de veille, de vigilance, de souvenir, de non-oubli, de recueillement, de conscience intense de son être et de ce que l’on dit, cette attitude de présence à soi-même tranche radicalement avec l’attitude ordinaire, qui est une attitude d’oubli dans laquelle nous nous laissons emporter, « identifier », comme l’exprime le livre Fragments d’un enseignement connu [3], et comme le disait, mais en anglais, mon propre maître Swami Prajnanpad. Il faut au contraire pratiquer le « rappel de soi », disions-nous dans les groupes Gurdjieff ; et Swami Prajnanpad exprimait cette attitude d’éveil à soi par le mot self-remembering. Notons que ce mot self-remembering, qui veut dire en effet se rappeler soi-même ou se souvenir de soi-même, est le contraire de dismember, démembrement.
Dans un petit livre consacré à saint Benoît, les Dialogues de Grégoire le Grand, on trouve cette phrase : « Je peux dire de cet homme véritable [il s’agit de saint Benoît] qu’il habitait avec lui-même, toujours attentif à veiller sur soi, ne laissant pas distraire au-dehors le regard de son âme… » N’y a-t-il pas là, datant du VIe siècle, un magnifique témoignage sur cette vigilance si importante pour le moine zen, le moine tibétain, le yogi hindou, et tous ceux qui s’exercent à la conscience de soi, au recueillement, à la présence de l’infini en soi-même ?
Ainsi, en citant les dialogues de Grégoire consacrés à saint Benoît, d’un père dans une abbaye trappiste, je rejoins ce que nous, Occidentaux, avons découvert dans les voies orientales. Car que ce soit dans le yoga, le zen, le vedanta hindou de mon guru [4] ou d’autres, nous retrouvons la nécessité de ce non-oubli, de cette non-identification, de cette présence à soi-même et à cet absolu que l’on appelle Dieu.
L’on peut ici citer aussi une célèbre parole du Bouddha : « Ceux qui sont vigilants ont déjà la vie éternelle, et ceux qui ne sont pas vigilants sont déjà morts. » Les termes changent, mais rappelons-nous encore cette parole du Dieu de la Bible : « Si vous vous souvenez de moi, je me souviendrai de vous. »
Je crois donc vraiment pouvoir dire, sans prétendre amener une idée originale ou révolutionnaire, qu’il y a là un dénominateur commun à toutes les voies d’ascèse, qu’elles soient dualistes ou non dualistes, bouddhistes, hindoues, taoïstes, chrétiennes. Partout on retrouve l’évocation d’un état qui tranche radicalement avec cette attitude habituelle par laquelle on s’éparpille dans les objets extérieurs, on se laisse reprendre par les pensées parasites et les émotions, par laquelle notre clarté intérieure disparaît, s’engloutit dans les phantasmes. On disparaît alors même en tant qu’homme engagé sur la voie de l’esprit. Or il faut sans cesse essayer de ne pas se laisser reprendre, ne pas oublier son but, être dans cet état de veille, d’éveil à soi et au monde.
Dans toutes les traditions, l’on retrouve des témoignages qui vont dans ce sens. Mais, bien sûr, ce ne sont pas les témoignages qui vont nous transformer ; pas plus, comme disent les hindous, qu’un livre de recettes de cuisine ne peut nous nourrir. Ce qui peut nous transformer, par contre, c’est l’effort individuel, cet effort de tous et de chacun, un effort de vigilance au cœur d’une humanité qui vit dans ce que les bouddhistes appellent le sommeil, l’oubli du sens réel de la vie, l’oubli du but véritable d’une vie humaine, l’oubli de la réalité éternelle, et ce parce que nous sommes fascinés par les formes, les contradictions, l’attraction et la répulsion, à l’intérieur du multiple.
On peut vraiment considérer qu’il y a dans l’humanité les hommes qui ne veillent pas, qui vivent inattentifs, endormis, et ceux qui veillent, qui luttent pour être présents à eux-mêmes, pour se souvenir, pour prendre conscience de cette grande réalité qu’ils trouvent toujours au plus profond d’eux-mêmes (le royaume des cieux est au-dedans de nous, ainsi que le Christ l’a bien précisé). Et il est beau de penser que, comme quand le soleil se couche sur une partie du globe, il se lève sur une autre, il y a toujours un moine zen, ou un yogi hindou, ou un moine tibétain ou chrétien, en train de lutter pour ne pas « dormir », pour se souvenir de son but, pour être vigilant, pour être en état de veille ou de prière ; non seulement pour lui, mais même pour ceux qui ne veillent pas, puisqu’il existe une solidarité subtile entre tous les êtres humains, qu’ils soient engagés sur un chemin d’éveil ou qu’ils n’aient pas encore découvert le véritable but d’une existence humaine.
Et puis il m’a semblé, c’est même devenu peu à peu une certitude, qu’il existait un second dénominateur commun que l’on retrouve dans toutes les voies spirituelles, dans toutes les disciplines, bien que ce ne soit pas toujours compris par ceux qui vivent une spiritualité extérieure, exotérique.
Ce deuxième dénominateur commun consiste en une attitude radicalement nouvelle, par rapport à cette donnée massive de notre existence, une attitude qui considère ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, ce qui nous rend heureux et ce qui nous rend malheureux. Cela est directement lié à une notion qui joue un rôle fondamental en psychologie, celle des émotions. Ce qui nous plaît, ce qui nous convient, fait s’élever en nous un certain type d’émotions, et ce qui nous déplait, ce que nous refusons, lève en nous un autre type d’émotions.
Ce double mouvement d’attraction et de répulsion est magnifiquement décrit dans toute la tradition du vedanta hindou, mais, en vérité, on le retrouve dans toute la littérature ascétique et mystique, quelle que soit son origine. Et si son corollaire peut être exprimé de manière très différente, il s’agit bien du même comportement qu’en langage dualiste chrétien on définira ainsi : soumission complète à la volonté divine, conformité de notre volonté avec la volonté naturelle du cours des événements, abandon à la providence ; c’est-à-dire que, au lieu de vivre en centrant notre existence sur ce que nous aimons et sur la distinction entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, au lieu d’être uniquement attiré par ce que nous aimons en repoussant ce que nous n’aimons pas, et, autrement dit, d’être mené par le désir d’éprouver des émotions heureuses et le refus d’éprouver des émotions douloureuses, nous devons lâcher prise intérieurement et voir partout la volonté divine. Ceci, à condition (et là se situe l’attitude véritablement mystique) de voir partout cette volonté, et non pas de voir de temps en temps la volonté divine et, de temps en temps, la volonté du mal. Parce que sinon, dans ces conditions-là, le mental, facteur de divisions, garde tous ses droits : ce que nous aimons, nous le considérons comme volonté de Dieu à l’œuvre dans le monde, et ce que nous n’aimons pas, nous le considérons comme Satan à l’œuvre dans le monde. Ne rien vouloir d’autre que ce qui nous arrive, et, ensuite, sur les fondements de cette acceptation, ou adhésion, agir.
Dans un langage non dualiste, comme celui du vedanta hindou ou du bouddhisme ou de certaines sagesses de l’Antiquité, l’aspect psychologique est plus immédiatement manifeste et marque tout simplement une attitude nouvelle par rapport à nos émotions : ne plus vivre menés par nos émotions, par la différence entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, entre ce que nous ressentons comme heureux et ce que nous ressentons comme malheureux, donc ne plus vivre menés par l’attraction et la répulsion.
Il y a la une attitude radicalement différente du comportement égocentrique qui meut ordinairement les hommes, une attitude qui nous conduit vers l’effacement des limites de l’ego, vers une conscience élargie, peut-être une conscience universelle ; non seulement dans le mouvement de la méditation sans forme, mais aussi quand nous revenons à la conscience de la multiplicité et que nous nous réinsérons dans ce monde changeant, évanescent, relatif. Et il faut rappeler ici cette parole citée dans toute l’Asie : « La Voie consiste en ceci : cesser d’opposer ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas. » C’est facile à lire, c’est plus difficile à entendre et à pratiquer quotidiennement. On peut être d’accord avec cette parole, mais constater qu’existent en nous des mouvements très puissants que chaque tradition a désignés par un vocabulaire technique (ainsi pour le vedanta hindou, on emploie les mots sanskrits vasana et samskara) ; ces mouvements de l’ego nous ramènent à opposer ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, c’est-à-dire à nous couper du monde relatif tel qu’il est et à nous situer dans notre monde de goût, de dégoût, de refus ou de préférence. Ou bien, au contraire, privilégier une attitude définie comme vision égale, égalité d’âme, équanimité ou soumission à la volonté divine, termes qui en réalité et fondamentalement, situent une attitude qui est la même.
Donc,- présence à soi-même, vigilance, non-oubli du but de l’existence humaine et non-oubli de la grande réalité que nous trouvons au cœur de nous-mêmes ; et d’autre part :
- transformation de notre approche de la vie, dépassement du monde personnel des refus, dépassement de l’opposition entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, de manière que la perception individuelle s’efface pour une vision qui dépasse l’ego, qui n’est plus égocentrique mais « cosmocentrique », dans laquelle la division de ce que nous aimons et de ce que nous n’aimons pas n’est plus le moteur de nos existences.
En cessant cette opposition, en acceptant une nouvelle attitude par rapport à ce jeu de l’attraction et de la répulsion, des émotions heureuses et des émotions malheureuses, nous rendons possible une découverte fondamentale, la découverte d’une paix, d’une sérénité, qui n’est plus dépendante du flux des circonstances.
Dans un monastère zen, tout est fait pour favoriser cette vigilance. Combien de gestes qui, du point de vue de l’Occidental moderne, sont tout à fait inutiles et représentent une perte de temps, sont en fait profondément utiles pour faire grandir en nous cette conscience de soi, cette présence à soi-même et ce non-oubli.
Et si l’on se tourne vers ces enseignements, quels qu’ils soient, à condition qu’ils ne soient pas uniquement livresques, mais vécus, on nous demande un comportement tout à fait inhabituel ; et c’est ce double comportement, si nouveau par rapport au monde profane, cette vigilance, d’une part, et ce dépassement de la dualité des émotions contradictoires, d’autre part, que peu à peu on découvre et met en œuvre dans notre vie quotidienne ! Je ne crois pas qu’on puisse m’apporter un démenti, en me montrant qu’il existe une voie de recherche intérieure dans laquelle ces deux dénominateurs communs ne se trouvent pas.
Tout est là pour aider à cette présence à soi-même, pour éveiller ce non-oubli, Tout est là pour nous aider à dépasser cet emprisonnement dans les limites de notre fonctionnement individuel : l’opposition de ce que nous aimons et de ce que nous n’aimons pas. Par exemple, la répétition de syllabes sonores qui forment un mantra, qu’il soit hindou ou tibétain, ou par le moyen de la prière du cœur de l’hésychasme orthodoxe [5], répétition qui est une aide puissante pour concentrer son attention dans le non-oubli de la grande réalité, ou la posture de zazen.
Dans les Carnets du pèlerin russe [6], on voit très bien comment ce pèlerin pouvait à la fois répéter sans cesse la prière du cœur (« Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi, pauvre pécheur ») et, en même temps, participer à l’existence, rencontrer les uns et les autres, parler. Et le pèlerin dit que c’est par la répétition de ce vrai « mantra » chrétien qu’assez vite il a entendu le langage de la création. Il en est de même pour Swami Ramdas [7] en Inde, qui errait sur les routes en répétant sa formule sacrée.
Ce n’était point le « Jésus, ayez pitié » du starets mais la sentence aussi célèbre : « Sri Ram, Jai Ram, Jai Jai Ram » que Ramdas fit ensuite, pour la rendre plus puissante et efficace encore, précéder de la plus sacrée de toutes les syllabes : OM. La voie était ouverte devant lui. Il n’avait plus qu’à, répéter sans cesse ce mantra — c’est ce qu’on appelle en Inde la pratique du japa —, à « prendre » sans cesse le nom de Ram (Ramnam).
Bien qu’il ait aussi pratiqué à certaines périodes les exercices respiratoires (pranayama) du raja yoga, Ramdas affirme que le seul japa a suffi à le conduire à Dieu et à la libération, car le consentement unanime et la considération des autres sages le reconnaissent comme un authentique jivan mukta, un libéré vivant.
Voici comment lui-même explique le sens de ce mantra : OM signifie (est le signe de) la Vérité impersonnelle, le Dieu absolu suprême [8], la Déité ou le Nirguna Brahman, et Brahman sans attributs. Il est dit, dans les Écritures, que le Brahman se révéla à l’origine comme son et que le son principal fut OM. Le son est le premier mouvement de l’immobile.
SRI signifie le Pouvoir divin ou la Shakti, la Divine Mère inséparable de Dieu, dont elle est un aspect, et par la volonté et le pouvoir de qui tout l’Univers est actif.
RAM est le Dieu personnel, le Dieu qui est à la fois vérité et pouvoir, le Saguna Brahman (le Brahman qualifié ou avec attributs).
JAI RAM, victoire à Dieu, victoire à Lui, victoire à Lui en nous-mêmes. Et il explique : « Quand Ramdas chantait le nom de Dieu, Lui demandant d’être victorieux sur toutes les forces des ténèbres en lui et victorieux de l’ego, il implorait, il suppliait Dieu nuit et jour, et pour finir Dieu remporta la victoire. »
Pareil au pèlerin russe, mû par le seul amour de Dieu, la bhakti, se rappelant Dieu sans cesse grâce à la constante répétition de son nom, ne mangeant que si on lui donnait à manger, ayant entièrement remis son sort entre les mains de Ram, Ramdas parcourut les sentiers de l’Inde, des glaces de l’Himalaya aux grands lieux de pèlerinage, se trouvant conduit de temple en temple, de saint en saint et de sage en sage.
Ce petit homme tout simple, que nous entourions comme une vaste famille passe la veillée auprès de l’aïeul, a probablement connu plus d’aventures que tous les membres du Club des explorateurs réunis. Il a vécu dans les jungles parmi les tigres et les serpents, dans les grottes parmi les scorpions, dans les villes parmi les hommes.
Tous ceux qui venaient à lui étaient Ram, son Bien-Aimé, sous des masques divers. Mais ni l’âge ni la maladie n’avaient diminué son rayonnement, sa joie, son humour, la percutante précision de ses réponses. À quatre-vingt-deux ans, il paraissait, avant tout, jeune, hors du temps. Il nous avait tous fait rire, d’ailleurs, un jour, en nous racontant pourquoi il avait refusé de laisser mettre sa photo sur un calendrier mural. Parlant de lui, comme toujours, à la troisième personne, il nous avait dit : « Ramdas business being to take people beyond time, he does not think that it is such a good idea to print his face on a calendar. » (Le « business » de Ramdas étant de faire passer les autres au-delà du temps, il ne pensait pas que ce soit une si bonne idée d’imprimer sa photo sur un calendrier.) Non seulement sa joie demeurait, mais il manifestait parfois une force et une puissance proprement stupéfiantes dans un corps si fragile, une force de lion que son sourire perpétuel avait cachée, peut-être, à bien des visiteurs. Son pouvoir de transpercer la carapace des égoïsmes, d’aller jusqu’au centre de ceux qui l’approchaient, quels que puissent être l’apparente fermeture de leur cœur et le refus de leur intellect, était plus manifeste que jamais.
Donc, on voit que la concentration dans ce mantra, loin de couper celui qui le répète de la réalité extérieure à lui, lui permet, au contraire, d’accéder à une véritable communion, puisqu’il entend ce langage de la Création et qu’il voit que tout, sans exception, tout chante la gloire de Dieu.
Peut-être que certains, ayant gardé de mauvais souvenirs religieux de leur enfance, sont encore gênés par le langage religieux ; mais, même si la forme de recherche dans laquelle on se sent à l’aise est très différente, on s’aperçoit pourtant qu’on y trouve inévitablement des pratiques, des techniques autres que le mantra ou la prière perpétuelle, qui favorisent la vigilance ou le non-oubli. Ainsi, la pratique d’une respiration juste dans le zen.
La phrase du Christ « Que ta volonté soit faite ! » a manifestement le même sens, dans des termes différents, que la célèbre formule zen : « La Voie consiste en ceci : cesser d’opposer ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas. » Opposer ce que j’aime et ce que je n’aime pas consiste en effet à rester dans mon monde, soumis à ma propre volonté. Dépasser cette opposition revient à accepter de voir la volonté de Dieu partout, de faire confiance à un au-delà de soi-même.
En ce sens, un célèbre swami hindhou du XIXe siècle, le swami Mantiwa, avait osé dire : « La prière « que ta volonté soit faite, et non la mienne » ne décrit pas la vérité ultime. La vérité ultime, c’est ma volonté est faite ; parce que ma volonté, maintenant, est entièrement confondue avec celle de Dieu, et que, dans toute évolution qui se produit, je vois ma volonté. »
Mon propre guru, un maître du vedanta, m’avait dit : « Vous devenez semblable à un auteur-acteur qui joue un rôle dans une pièce dont il a écrit tous les rôles. » C’est là une autre manière d’exprimer cette fusion de notre volonté avec la volonté divine. Quoi qu’il se passe, nous sommes des acteurs conscients, en osmose avec le jeu de la vie.
Je lisais récemment un petit livre catholique, exprimé en un langage un peu démodé. C’est l’histoire d’un chrétien des premiers siècles qui avait été insulté par ceux qui n’appartenaient pas à sa secte. Au bout de deux heures d’injures, on lui dit : « Et ton Dieu est bien incapable de faire un miracle ! » Il répond alors : « Il vient d’en faire un sous vos yeux, ça fait deux heures que vous m’insultez, et je n’ai pas ressenti la moindre émotion. »
Nous pouvons facilement passer d’une parole d’un guru bengali à une parole taoïste, d’une parole traditionnelle du zen à la parole d’un chrétien des premiers siècles ou d’un moine catholique du XXe siècle, si nous reconnaissons que, dans l’essence même de la Voie, on trouve ces deux dénominateurs communs : vigilance et détachement. Il est bien entendu que je n’ai parlé ici ni de doctrines, ni de dogmes, ni de théologie, mais uniquement de ce que, en Inde, nous appelons sadhana, et que je traduis, à tort ou à raison, par ascèse ; la Voie, do, celle de l’éveil à soi et au monde, au-delà des apparences. Une réalisation effective qui nous fait accéder, ici même, à une vérité absolue.
Vérité qui ne peut être prouvée que par l’expérience personnelle. La vraie question reste : « Est-ce que je veux vraiment atteindre cet éveil intérieur ? » Car cette transformation intérieure est un travail énorme, qui nécessite autant d’efforts que pour devenir un virtuose du piano ou de n’importe quel art ou profession.
Faire un quart d’heure, une heure ou six heures de piano par jour ? Les maîtres tibétains qui m’ont vraiment impressionné ont tous fait trois fois la célèbre retraite-réclusion totale de trois ans trois mois… Presque dix ans de leur vie ont donc été consacrés à des exercices d’ascèse, de purification, de transformation de soi. Bien sûr, il n’est pas question de cela pour tout un chacun. Mais il s’agit par contre de trouver une forme de voie, une forme d’ascèse, qui fasse de toute notre existence la matière même de notre transformation, de façon à se sentir chaque jour en cours d’exercice, en cours de travail sur soi. On peut obtenir quelques résultats tangibles rapidement ; en quelques semaines, certains se transforment de manière radicale, prennent confiance en eux-mêmes, apprennent à regarder la vie en face, se tiennent droits. Mais cette première étape doit être suivie d’un long travail de purification qui nécessite du temps et de l’énergie. On a l’impression d’ailleurs que le chemin se fait par étapes, il y a une lente progression puis, sous l’effet d’un quelconque catalyseur, le résultat apparaît acquis. Et il faut alors se mettre en route vers un nouveau palier de la connaissance. Sur ce chemin-là, tout ce qu’on a entendu dire ou lu, toutes les paroles des sages s’avèrent vraies, peu à peu vérifiées par sa propre expérience. Et l’on débouche sur l’immense simplicité de la vérité : vous êtes amour, vous êtes liberté, vous êtes sagesse, mais vous l’aviez oublié.
Dans ce processus de non-identification à son propre rôle (ce qui ne l’empêche pas de le jouer, et activement), il faut avoir l’attitude de l’acteur qui endosse un nouveau costume : on habite le rôle (l’ego), ce n’est pas le rôle qui nous habite. Mais le chemin est très personnel. Lorsque je rencontre, disons, un individu nommé Jean-Paul, même si je lui conseille d’employer tel ou tel mode d’agir ou technique tirés du contexte zen ou du contexte soufi ou hindou, ou chrétien… je lui précise aussi que son chemin ne s’appelle pas raja yoga, ou bhakti yoga, ou hatha yoga, mais Jean-Paul yoga. Le chemin se confond avec l’existence.
Deuxième point : une fois admis qu’il existe une réalité intérieure qui peut être découverte, et qu’on veut la découvrir à l’intérieur de n’importe quelle circonstance du possible, une fois admis qu’on est prêt à travailler la vigilance, l’éveil à soi et au monde, et déclencher le processus intérieur d’une nouvelle attitude à avoir face à nos émotions, je demande que chacun découvre quelle est sa plus grande faiblesse. Car aucun être humain n’est plus grand que sa plus grande faiblesse. Dans quel domaine êtes-vous une nullité ?
Dans quel domaine êtes-vous faibles, influençables ? Dans quel domaine l’existence a-t-elle plein pouvoir sur vous ? Dans le domaine affectif, sexuel, social, monétaire ou autre ? C’est cela qui doit être vu d’abord. Et se dire ensuite : je ne rêverais pas de sagesse tant que je n’aurais pas conquis mon autonomie, tant que je ne me raconterais pas d’histoires dans ce domaine-là. Car on ne peut espérer se libérer en gardant une grande vulnérabilité, une faille à l’intérieur de soi.
Cela est difficile, car dans ce secteur-là, la peur et le désir demeurent tout-puissants. On ne peut croire être libre en gardant en soi une grande dépendance à l’égard de quoi que ce soit. Dépendance qui se trouve d’ailleurs presque toujours interprétée en termes d’infantilisme. Un adulte, avec un sexe d’adulte et un cerveau d’adulte, se conduit, dans le domaine de sa faiblesse propre, comme un enfant. Donc il faut, en chacun, mettre cela à jour, afin de le combattre. Car cette vulnérabilité imprègne non seulement l’existence mais toute la vie spirituelle. Et l’on voit très facilement les motifs cachés tout-puissants qui peuvent imbiber une quête spirituelle et la rendent fausse. Il faut donc découvrir le mensonge qu’on se fait à soi-même. C’est le b a ba du chemin vers la vérité. Et lorsque l’illusion dans laquelle on vit est détruite, ce moment qui pourrait paraître cruel, difficile, et l’est à bien des égards, débouche sur une parfaite paix. Car l’on se réconcilie alors avec soi-même, on crée l’harmonie en soi et on est, alors seulement, capable de s’ouvrir vraiment à une nouvelle réalité et découvrir sa liberté à l’intérieur de sa fatalité personnelle.
Ceci est la première purification. Essentielle.
(L’orient Intérieur. Collectif. Autrement 1985)
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1 Dhikr : littéralement veut dire « mémoration de Dieu ». C’est un exercice que pratiquent les soufis toutes les semaines. C’est une méditation active où ils se balancent en respirant très fortement.
2 Taçawuf : dénomination du soufisme, voie ésotérique de l’islam.
3 D’Ouspensky, qui narre son initiation avec G.I. Gurdjieff, éd. Stock.
4 Rappelons que ce mot, qui peut s’écrire aussi « gourou » signifie : celui qui dissipe l’obscurité.
5 Prière du cœur de l’hésychasme : tradition chrétienne orientale qui pratique la prière comme un mantra. Le terme vient de hêsukia, qui veut dire tranquillité, quiétude. Mantra : répétition d’une formule sacrée qui opère un vide mental.
6 Éditions du Seuil.
7 Voir ses Carnets de pèlerinage, aux éditions Albin Michel. Voir aussi le récit de la rencontre de Arnaud Desjardins avec Swami Ramdas dans Ashrams, éditions Albin Michel.
8 Godhead. |
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joaquim Administrateur
Inscrit le: 06 Août 2004 Messages: 5627 Localisation: Suisse
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Posté le: Me 01 Juin 2022 19:47 Sujet du message: |
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Bonjour didier,
Merci pour ce beau texte d’Arnaud Desjardins.
Je vais commencer par faire mon râleur de service, et critiquer ta préférence pour vigilance, plutôt qu’attention.
La vigilance est un état non volontaire. L’état de conscience dit vigile, c’est-à-dire l'état de veille, est non-volontaire. C'est un état. L’attention, elle, est volontaire — c’est un acte. On peut faire acte d’attention, mais on ne peut pas faire acte de vigilance. Maintenant, c’est vrai aussi que la vigilance a quelque chose de plus profond que l’attention. L’attention, pour se déployer, a besoin que la vigilance la précède. L’attention est discontinue, la vigilance est continue. On pourrait presque dire que la vigilance, c’est Je, et l’attention, c’est je.
Desjardins n’établit pas, me semble-t-il, cette distinction entre vigilance et attention. Ainsi, il dit, à propos de la vigilance : «Cette attitude d’effort, car c’est là tout d’abord un effort qui est de veille, de vigilance, de souvenir, de non-oubli, de recueillement, de conscience intense de son être et de ce que l’on dit, cette attitude de présence à soi-même tranche radicalement avec l’attitude ordinaire, qui est une attitude d’oubli dans laquelle nous nous laissons emporter (...)». Dans l’acception que j’en ai, vigilance, c’est simplement l’état vigile, l’état d’être en veille, «aware» en anglais. C’est un état où il n’y a nul effort, et où on se laisse emporter par tout ce qui traverse la conscience. Pour ne pas se laisser emporter, il faut faire un acte d’attention. Desjardins semble inclure cet acte d’attention dans l’état de vigilance.
Mais au-delà des subtilités de vocabulaire, je partage totalement son observation : «Je crois donc vraiment pouvoir dire, sans prétendre amener une idée originale ou révolutionnaire, qu’il y a là un dénominateur commun à toutes les voies d’ascèse, qu’elles soient dualistes ou non dualistes, bouddhistes, hindoues, taoïstes, chrétiennes. Partout on retrouve l’évocation d’un état qui tranche radicalement avec cette attitude habituelle par laquelle on s’éparpille dans les objets extérieurs, on se laisse reprendre par les pensées parasites et les émotions, par laquelle notre clarté intérieure disparaît, s’engloutit dans les phantasmes. On disparaît alors même en tant qu’homme engagé sur la voie de l’esprit. Or il faut sans cesse essayer de ne pas se laisser reprendre, ne pas oublier son but, être dans cet état de veille, d’éveil à soi et au monde.» En disant cela, AD se distingue de tout un courant de la non-dualité, dominant aujourd’hui il me semble, qui affirme qu’il n’y a rien à faire.
Je suis également en total accord avec sa deuxième observation : «soumission complète à la volonté divine, conformité de notre volonté avec la volonté naturelle du cours des événements, abandon à la providence ; c’est-à-dire que, au lieu de vivre en centrant notre existence sur ce que nous aimons et sur la distinction entre ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas, au lieu d’être uniquement attiré par ce que nous aimons en repoussant ce que nous n’aimons pas, et, autrement dit, d’être mené par le désir d’éprouver des émotions heureuses et le refus d’éprouver des émotions douloureuses, nous devons lâcher prise intérieurement et voir partout la volonté divine. Ceci, à condition (et là se situe l’attitude véritablement mystique) de voir partout cette volonté, et non pas de voir de temps en temps la volonté divine et, de temps en temps, la volonté du mal.»
Être présent — être présent à tout ce qui est, sans l’a-priori de nos préférences individuelles. Oui, tout est là.
J’aime bien aussi sa notion de non-oubli. L’éveil, c’est surmonter l’oubli, qui est la règle dans la vie ordinaire, c’est accéder au non-oubli. |
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didier
Inscrit le: 18 Fév 2018 Messages: 3019 Localisation: Région Parisienne
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Posté le: Sa 18 Juin 2022 15:45 Sujet du message: |
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Bonjour joaquim et à tous.
Dans son livre « Au-delà du Moi », volume II de « La recherche du Soi », à partir de la page 174 en collection pocket, Arnaud Desjardins fait la distinction entre « Vigilance » et « Attention ». Cet extrait est intéressant car il indique de façon détaillée ce qu’Arnaud entend plus particulièrement par le mot « vigilance » et pourquoi, dans le contexte où il l’utilise, il le préfère à « attention ». On y trouve aussi le rapport qu’il peut y avoir entre cette « vigilance » et ce que certains appellent le « non-agir » (on en trouve les prémisses via le terme de non-effort apparaissant dans cet extrait, mais le terme "non-agir" apparait au-delà de cet extrait).
Citation: | Jusqu’à présent, j’ai montré la vigilance comme une manifestation de l’attention, mais je veux maintenant bien distinguer ces deux termes. Nous devons utiliser un vocabulaire qui nous soit commun et choisir des mots dont le sens s’approfondira de plus en plus avec l’expérience.
Nous pouvons appeler attention ou concentration le fait de s’intéresser sans distraction à un objet. Vous trouverez dans la littérature hindouisante en anglais l’expression to focus the mind qui signifie en effet concentrer l’attention sur un point. Et vous trouverez aussi l’exemple bien souvent repris de rayons du soleil, qui sont parallèles mais qui, passant à travers une loupe, sont concentrés sur un point et peuvent, en quelques instants, enflammer une feuille de papier.
Il est certain que cette concentration de toutes nos facultés mentales nous permet d’atteindre des résultats en matière d’études ou de recherche. C’est une attention qui rend des services dans la vie courante, mais, ce n’est pas cette attention-là qui est demandée au chercheur spirituel.
Dans cette concentration, aussi étonnant que cela paraisse, la dualité est maintenue. Il y a un objet que vous ressentez comme un autre que vous, et il y a vous qui vous intéressez particulièrement à cet objet. Vous restez là en tant qu’ego pour concentrer votre attention. Et cette concentration est limitative puisqu’elle s’intéresse à un objet seulement, comme un photographe utilise un objet de longue focale qui isole un détail. Si, au contraire, vous utilisez un objectif de courte focale, ce que l’on appelle aussi un grand angle, vous embrassez un champ beaucoup plus large, beaucoup plus vaste. La vigilance est une prise de conscience ouverte, totalement ouverte, et où vous ne vous projetez pas sur l'objet avec un intérêt concentré mais où vous vous ouvrez simplement aux objets. L'attitude n’est pas la même. Dans la concentration il subsiste un désir de posséder, une convoitise, quel que soit le thème ou l'objet sur lequel vous concentriez votre attention. Tandis que la vigilance est une attitude non possessive ; non pas une attitude de convoitise mais une attitude d'amour et d'ouverture.
Si vous êtes vigilant, c'est-à-dire le contraire de distrait - de même qu'attentif est aussi le contraire de distrait - vous vous situez de mieux en mieux en vous-même, dans ce qu'on appelle la position du témoin. Et ce dont vous devenez conscient et même peut-être très intensément conscient, ne laisse pas de marque en vous, ne crée pas de samskâra nouveau, ne crée pas une empreinte de plus pour alourdir votre fardeau intérieur. Tandis que, dans la concentration, une impression se marque en vous. Parce que vous avez l’attitude d'un ego qui cherche à s'intéresser intensément à quelque chose d'autre, un samskâra est créé. Il n'y a pas cette liberté, ce lâcher-prise, cette ouverture propres à la vigilance. La vigilance nous rend semblable à un miroir qui voit tout mais sur lequel rien ne s'inscrit, et l’attention ou la concentration nous rend semblable à un film photographique sur lequel tout ce qui passe à travers l'objectif s'inscrit à jamais.
La vigilance juste est une prise de conscience de tout ce qui peut être perçu à un moment donné. Or tout ce qui peut être perçu à chaque instant, c'est tout ce qui se passe en dehors de nous et tout ce qui se passe en nous, c'est-à-dire la façon dont nous réagissons à ce avec quoi nous sommes en contact. Est-ce que musculairement, émotionnellement et mentalement nous nous contractons ou non ? La vigilance est la fonction qui permet d’éviter que les tensions s’accumulent. S’il y a vigilance, il y a détente. S’il n’y a pas vigilance mais sommeil, il y a tension. L’existence humaine se déroule dans les tensions, soit tension vers – s’il y a attraction ou désir -, soit tension contre – s’il y a peur ou refus. Ces tensions sont physiques, émotionnelles et mentales. Si elles ne sont pas détendues, elles s’accumulent. L’existence vous permet de détendre parfois les tensions en gueulant un bon coup, en donnant un coup de pied dans la porte ou en cassant la vaisselle, parfois en faisant du sport ou un exercice violent ou parfois en faisant l’amour, mais une part seulement des tensions est relâchée. Vous accumulez des tensions enfouies dans la profondeur et qui rendent impossible de vivre réellement détendu. Comment pourrait-on atteindre l’état-sans-effort si on vit tendu ? S’il y a vigilance, il ne peut plus y avoir tension. La vigilance est associée à la détente. S’il y a vigilance, je ne me projette plus sur les objets, je ne me contracte plus inutilement, ni physiquement ni émotionnellement ni mentalement. Mais ce n’est pas l’attitude habituelle. L’attitude habituelle est un mécanisme d’absorption par l’objet dans laquelle vous disparaissez complètement et il n’y a plus à l’oeuvre que des phénomènes d’attraction ou de répulsion, c’est-à-dire des tensions.
C’est certainement un thème nouveau pour vous et vous devez essayer de découvrir ce dont je parle par votre propre expérience. Jusqu’à présent vous avez eu d’innombrables possibilités de constater la distraction, l’éparpillement, le manque d’attention, d'innombrables possibilités aussi de diriger votre attention dans une certaine direction. Nous avons une petite possibilité d'attention et cette petite possibilité peut grandir avec l’exercice. Mais vient assez vite un moment, sur le chemin, où cette distinction entre l’attention et la vigilance doit devenir claire pour vous. Sinon vous poursuivrez le chemin avec l'attitude ordinaire et cela ne vous conduira pas au but. Vous pouvez mener une recherche scientifique avec l’attention concentrée, certainement, mais pas la recherche de l'atman, la recherche du Soi. Comprenez bien que cette attention, qui a sa valeur, est une fonction de l’ego. S'il y a attention et concentration, c’est inévitablement l’ego qui fait l’effort, l'ego qui se concentre. Tandis que la vigilance, même si l'initiative en vient de quelqu'un chez qui l'ego n'a pas encore disparu, vous conduit directement vers le non-ego ou le dépassement de l'ego.
Il faut que vous trouviez des cas concrets, par exemple les fleurs qui sont là. Vous pouvez prendre les fleurs comme thème de concentration ou thème de méditation mais, si votre attitude intérieure n'est pas juste, vous ne dépasserez jamais la dualité : la fleur - et moi qui essaie de concentrer toute mon attention sur la fleur. Tandis que, si vous êtes simplement vigilant en face de la fleur vous serez intensément conscient de la fleur mais dans une relation de non-dualité. En face de la fleur vous vous effacez en tant qu'un « autre » et vous n'êtes plus là que comme pure conscience pour percevoir cette fleur. Ce n'est plus un acte de convoitise, c'est un acte d’amour. Mais, parce qu’il n'y a qu'un seul mot « amour » en français, vous confondez très facilement la convoitise et l’amour. Le vocabulaire est bien pauvre à cet égard, je l’ai dit souvent.
D’autre part l’attention, au sens de concentration, ne vous donne pas la conscience réelle de vous-même, alors que la vigilance est une attitude qui vous rend témoin à la fois de ce qui se passe au-dehors de vous et de ce qui se passe à l’intérieur de vous. Elle vous permet de voir à quel point cet intérieur et cet extérieur sont, en fait, plus liés qu’on ne le croit au départ, combien l’extérieur n’existe que parce qu’il se manifeste en vous sous forme de sensations, d’émotions, de pensées, et combien, inversement, nos pensées sont projetées sur l’extérieur. La vigilance doit être aussi vaste que possible. En anglais on dit all embracing : embrassant tout, incluant tout. Imaginez que vous ayez la vue d’ensemble d’une situation, la vue d’ensemble d’une ville que vous survoleriez. La vision que vous en avez correspond à celle de la vigilance alors que la concentration élimine, écarte. Il faut que vous soyez un « surveillant ». Mais ne donnez pas à ce mot le sens pénible de celui que vous avez craint quand vous étiez élève ou collégien. Voyez au contraire à quel point ce mot est beau : « Celui qui veille sur. » Surveillez tout ce qui tombe ou peut tomber dans le champ de votre conscience. Veillez sur tout ce qui est autour de vous, et veuillez sur ce qui est au-dedans de vous.
Voyez bien que ahamkar, l’ego, qui représente le sens de l’individualisation, de la séparation par rapport à l’infini ou à l’illimité, doit le plus vite possible s’effacer, au moins dans les attitudes qui sont éminemment celles du disciple. Le point de départ du chemin il est bien dans l'ego, mais il faut qu'il soit d’un ordre particulier. C'est pour cela qu'on emploie des expressions comme «vie spirituelle » par opposition à vie profane. Dans la distinction entre l’attention et la vigilance intervient directement le thème si délicat de l’effort et du non-effort. Une vaste littérature tourne autour de cette question à laquelle est confronté chaque chercheur spirituel. Tout effort se situe dans la dualité, tout effort se situe dans la cause et l'effet, tout effort se situe dans le devenir. Comment, par l’effort, pourrait-on découvrir ce qui est au-delà du devenir, au-delà de la cause et de l'effet, au-delà de la dualité, ce qui est là déjà ? Ceci est un point délicat et à propos duquel il est facile de se tromper.
Dans l’attention concentrée il y a inévitablement effort, tandis que la vigilance peut être assez vite un état de non-effort. Au début il y aura bien un certain effort pour ne pas oublier d'être vigilant, pour ne pas se laisser reprendre. Mais la vigilance étant un silence intérieur, une ouverture, un non-désir, elle relève du non-effort. Il y a simplement le retour à une condition naturelle qui est celle du témoin ou celle de la vision. Pourquoi serions-nous obligés de vivre les yeux fermés alors que nous pouvons les ouvrir et voir ? Vigilance vient de la racine s'éveiller. Si nous sommes terriblement somnolents, il faut un certain effort pour nous éveiller mais ce n’est plus un effort dans la dualité. C’est un effort qui conduit tout droit vers la non-dualité. Je ne veux pas dormir, je veux voir. C’est une attitude absolument naturelle, et c'est pour cela d’ailleurs que le but final est appelé en Inde sahaja samadhi, l'état naturel, le plus simple de tous ; être situé en soi-même, éveillé, ouvert et voir ce qui est sans éliminer, sans refuser, sans déformer, sans choisir un élément ou un autre.
Etc … |
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Cédric
Inscrit le: 26 Juin 2021 Messages: 1120
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Posté le: Sa 18 Juin 2022 18:58 Sujet du message: |
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J'ai lu attentivement (ou vigilamment ) cet extrait d'Arnaud Desjardins que tu partages, Didier. J'ai eu l'impression de lire Marc !!!
C'est scolaire, c'est "voici comment faire pour se libérer de l'ego", c'est du blablabla...
Ça "cadre" ou "donne un cadre" à ceux qui ont besoin d'un cadre, mais qu'est-ce qui a "besoin de cadre", si ce n'est l'ego justement, encore, toujours, et pour toujours...
Vouloir comprendre, vouloir voir, vouloir s'éveiller, vouloir ne pas dormir, c'est l'ego qui veut ça, qui cherche ça...
"Il me faut être vigilant plutôt qu'attentif". Il le faut pourquoi ? parce qu'un Arnaud quelque part te l'a dit, parce qu'un Arnaud (marche avec tous les prénoms) quelque part l'a écrit ? Dans le but de se libérer ?
Tout cela c'est du balisé, du chemin, du cadré. Le "non ego" est un non-chemin, un non-cadré .
C'est une "sortie de soi", non voulue par "soi".
Or toute instruction, d'où qu'elle vienne (de soi ou de quelqu'un d'autre, oralement ou par écrit, directement ou indirectement), est "pose d'un cadre".
La seule véritable utilité d'un cadre, c'est de le casser, de ne pas en avoir besoin, pour réaliser que sans lui, on voit tout, que rien n'est perdu, que rien ne peut se perdre et que TOUT est liberté/beauté/amour.
(c'était quelques mots du clown Cédric. Et ils sont à jeter évidemment aussi, ces mots ! ) |
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didier
Inscrit le: 18 Fév 2018 Messages: 3019 Localisation: Région Parisienne
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Posté le: Sa 18 Juin 2022 19:27 Sujet du message: |
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Cédric a écrit: | Et ils sont à jeter évidemment aussi, ces mots ! ) |
Bonsoir Cédric.
C'est fait ! |
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joaquim Administrateur
Inscrit le: 06 Août 2004 Messages: 5627 Localisation: Suisse
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Posté le: Sa 18 Juin 2022 19:31 Sujet du message: |
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Merci pour ces précisions, didier.
Desjardins parle de la distraction, qu’il oppose à la vigilance. Pourtant, la distraction, c’est de l’inattention, et donc elle s’oppose plutôt à l’attention. L’opposé de la vigilance, c’est le sommeil. Et c’est non volontaire, comme la vigilance. On ne peut pas décider de s’endormir. Comme on ne peut pas décider de se réveiller. Mais on peut décider d’être attentif. Et c’est là qu’il s’agit d’être attentif, pour que cette attention ne se transforme pas en concentration, c’est-à-dire en fermeture sur un objet, où subsiste, comme le dit Desjardins, un désir de posséder. La concentration ne mène à rien — à part en tant qu'exercice de l’esprit visant à renforcer sa capacité à la non-distraction. Desjardins dit très justement de la concentration que «ce n’est pas cette attention-là qui est demandée au chercheur spirituel». C’est l’attention entendue comme vigilance. Au fond, l’enjeu, c’est de vouloir ne pas vouloir. C’est d’être attentif au non-vouloir. Si on est réellement attentif tout en ne voulant rien, alors on est pleinement vigilant.
En lisant plus attentivement, Desjardins oppose en fait la distraction à la fois à la vigilance, et à l’attention. Je pense que cela permet de voir la bonne articulation. La distraction, c’est se laisser emporter passivement par les pensées et les stimulations. La concentration permet de canaliser le mental, même se elle ne le canalise que sur un objet, un objet élu par la volonté. L’attention pour sa part, si elle parvient à demeurer sans objet, canalise le mental pour le rendre simplement vigilant. C’est là sa nature profonde, celle qui demeure lorsqu’il se débarrasse de tout ce à quoi il s’attache, et qui le distrait de ce qu’il est. |
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Alain V
Inscrit le: 24 Fév 2007 Messages: 5906
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Posté le: Di 19 Juin 2022 8:07 Sujet du message: |
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Cédric a écrit: | J'ai lu attentivement (ou vigilamment ) cet extrait d'Arnaud Desjardins que tu partages, Didier. J'ai eu l'impression de lire Marc !!!
C'est scolaire, c'est "voici comment faire pour se libérer de l'ego", c'est du blablabla...
Ça "cadre" ou "donne un cadre" à ceux qui ont besoin d'un cadre, mais qu'est-ce qui a "besoin de cadre", si ce n'est l'ego justement, encore, toujours, et pour toujours...
Vouloir comprendre, vouloir voir, vouloir s'éveiller, vouloir ne pas dormir, c'est l'ego qui veut ça, qui cherche ça...
"Il me faut être vigilant plutôt qu'attentif". Il le faut pourquoi ? parce qu'un Arnaud quelque part te l'a dit, parce qu'un Arnaud (marche avec tous les prénoms) quelque part l'a écrit ? Dans le but de se libérer ?
Tout cela c'est du balisé, du chemin, du cadré. Le "non ego" est un non-chemin, un non-cadré .
C'est une "sortie de soi", non voulue par "soi".
Or toute instruction, d'où qu'elle vienne (de soi ou de quelqu'un d'autre, oralement ou par écrit, directement ou indirectement), est "pose d'un cadre".
La seule véritable utilité d'un cadre, c'est de le casser, de ne pas en avoir besoin, pour réaliser que sans lui, on voit tout, que rien n'est perdu, que rien ne peut se perdre et que TOUT est liberté/beauté/amour.
(c'était quelques mots du clown Cédric. Et ils sont à jeter évidemment aussi, ces mots ! ) |
Tu me fais penser à Rimbaud. _________________ " Le réel c' est quand on se cogne " Lacan
" la guerre, ce sont des hommes qui ne se connaissent pas et qui se massacrent au profit d'hommes qui se connaissent et ne se massacrent pas ".
Paul Valery |
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Alain V
Inscrit le: 24 Fév 2007 Messages: 5906
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Posté le: Di 19 Juin 2022 8:15 Sujet du message: |
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Pour ce qui est des écrits de Arnaud Desjardins, j' avoue que j' ai un certain respect pour la somme de travail considérable - dans son domaine, la spiritualité- que représentent sa vie et sa pensée.
Cependant j' ai de plus en plus de mal à suivre - ou me conformer, je ne sais pas - à tout ce qui est absolument cadré et d' ou rien ne déborde. Cela me semble un peu " anti naturel " .
C' est juste mon ressenti _________________ " Le réel c' est quand on se cogne " Lacan
" la guerre, ce sont des hommes qui ne se connaissent pas et qui se massacrent au profit d'hommes qui se connaissent et ne se massacrent pas ".
Paul Valery |
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Cédric
Inscrit le: 26 Juin 2021 Messages: 1120
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Posté le: Di 19 Juin 2022 9:25 Sujet du message: |
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didier a écrit: | Cédric a écrit: | Et ils sont à jeter évidemment aussi, ces mots ! ) |
Bonsoir Cédric.
C'est fait ! |
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Cédric
Inscrit le: 26 Juin 2021 Messages: 1120
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Posté le: Di 19 Juin 2022 9:45 Sujet du message: |
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Bonjour Joaquim,
Quand Desjardins dit :
"Tandis que la vigilance, même si l'initiative en vient de quelqu'un chez qui l'ego n'a pas encore disparu, vous conduit directement vers le non-ego ou le dépassement de l'ego. "
Comment réagis-tu ? Que penses-tu de cette phrase ? Comprends-tu pourquoi elle m'a fait pensé à du Marc ?
En gros il dit : la vigilance (Marc aurait dit "l'amour divin") vous conduit directement vers la libération de l'ego.
Dès que j'entends ou lis quelqu'un dire "ceci"/"ce faire-ci" vous conduira directement à l'éveil/la libération/le non-ego, je ne peux que m'opposer à l'idée décrite.
Arnaud Desjardins a beau avoir un style plus élaboré, plus soigné, plus correct grammaticalement, orthographiquement qu'un Marc, il dit au fond la même chose, il dit : "voici le chemin".
Or un chemin ne peut conduire au non-chemin. La seule utilité du chemin c'est de dire à celui qui l'emprunte : "pas ici"/"ce n'est pas ici".
Qu'en penses-tu, toi, de cette phrase de Desjardins ? je suis curieux. |
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Je suis
Inscrit le: 07 Mai 2022 Messages: 468
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Posté le: Di 19 Juin 2022 9:54 Sujet du message: |
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'lut Mr Cédric
Quand a je.... 😶 |
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konrad
Inscrit le: 25 Mars 2018 Messages: 1467 Localisation: En van...dredi.
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Posté le: Di 19 Juin 2022 10:56 Sujet du message: |
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Bonjour,
Je viens de lire ce texte d'Arnaud Desjardins. Ma première impression est qu'il s'agit d'une leçon donnée à des élèves par un enseignant spirituel. Rien de plus normal, me direz-vous, c'est ce qu'était Desjardins. N'ayant jamais été bon élève car trop dissipé, les leçons ayant un but m'ont toujours parus rébarbatives, car il y manquait ce que je ne compris que bien plus tard ; l'amour de la transmission.
Je suis plus sensible aux explications non didactiques, tel cet extrait de Simone Weil sur l'attention, tiré du livre : Attente de Dieu.
" Pour faire vraiment attention, il faut savoir comment s’y prendre. Le plus souvent on confond avec l’attention une espèce d’effort musculaire. Si on dit à des élèves : “Maintenant vous allez faire attention”, on les voit froncer les sourcils, retenir la respiration, contracter les muscles. Si après deux minutes on leur demande à quoi ils ont fait attention, ils ne peuvent pas répondre. Ils n’ont fait attention à rien. Ils n’ont pas fait attention. Ils ont contracté leurs muscles. On dépense souvent ce genre d’effort musculaire dans les études. Comme il finit par fatiguer, on a l’impression qu’on a travaillé. C’est une illusion. La fatigue n’a aucun rapport avec le travail. Le travail est l’effort utile, qu’il soit fatigant ou non. Cette espèce d’effort musculaire dans l’étude est tout à fait stérile, même accompli avec bonne intention.
La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l’arme principale de l’apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, elle n’a presque aucune place dans l’étude. L’intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu’il y ait désir, il faut qu’il y ait plaisir et joie. L’intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d’apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs.
L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif. Par lui-même il ne comporte pas la fatigue. Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire.
Vingt minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : “J’ai bien travaillé.”
L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. La recherche active est nuisible, non seulement à l’amour, mais aussi à l’intelligence dont les lois imitent celles de l’amour. Il faut simplement attendre que la solution d’un problème de géométrie, que le sens d’une phrase latine ou grecque surgissent dans l’esprit. À plus forte raison, pour une vérité scientifique nouvelle, pour un beau vers. La recherche mène à l’erreur. Il en est ainsi pour toute espèce de bien véritable. La notion de grâce par opposition à la vertu volontaire, celle d’inspiration par opposition au travail intellectuel ou artistique, ces deux notions expriment, si elles sont bien comprises, cette efficacité de l’attente et du désir.
[Quand on se trompe], la cause est toujours qu’on a voulu être actif ; on a voulu chercher. Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus. Il y a pour chaque exercice scolaire une manière spécifique d’attendre la vérité avec désir et sans se permettre de la chercher. Une manière de faire attention aux données d’un problème de géométrie sans en chercher la solution, aux mots d’un texte latin ou grec sans en chercher le sens, d’attendre, quand on écrit, que le mot juste vienne de lui-même se placer sous la plume en repoussant seulement les mots insuffisants.
Ainsi il est vrai, quoique paradoxal, qu’une version latine, un problème de géométrie, même si on les a manqués, pourvu seulement qu’on leur ait accordé l’espèce d’effort qui convient, peuvent rendre mieux capable un jour, plus tard, si l’occasion s’en présente, de porter à un malheureux, à l’instant de sa suprême détresse, exactement le secours susceptible de le sauver.
Pour un adolescent capable de saisir cette vérité, et assez généreux pour désirer ce fruit de préférence à tout autre, les études auraient la plénitude de leur efficacité spirituelle en dehors même de toute croyance religieuse. »
Simone Weil, in Attente de Dieu.
Dernière édition par konrad le Di 19 Juin 2022 11:21; édité 1 fois |
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joaquim Administrateur
Inscrit le: 06 Août 2004 Messages: 5627 Localisation: Suisse
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Posté le: Di 19 Juin 2022 11:03 Sujet du message: |
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Bonjour Cédric,
Cédric a écrit: | Bonjour Joaquim,
Quand Desjardins dit :
"Tandis que la vigilance, même si l'initiative en vient de quelqu'un chez qui l'ego n'a pas encore disparu, vous conduit directement vers le non-ego ou le dépassement de l'ego. "
Comment réagis-tu ? Que penses-tu de cette phrase ? Comprends-tu pourquoi elle m'a fait pensé à du Marc ? |
Je suis d'accord à la fois avec Marc et avec Desjardins.
Je pense que ce qu'a vécu Marc, c'est réellement un dépassement de l'ego, une connexion au divin, comme il l’appelle. Le problème, c’est il en a fait une chose, quelque chose d'acquis, qu’il brandit, et derrière laquelle il se cache. Ce que ne fait pas Desjardins.
Cédric a écrit: | Arnaud Desjardins a beau avoir un style plus élaboré, plus soigné, plus correct grammaticalement, orthographiquement qu'un Marc, il dit au fond la même chose, il dit : "voici le chemin".
Or un chemin ne peut conduire au non-chemin. La seule utilité du chemin c'est de dire à celui qui l'emprunte : "pas ici"/"ce n'est pas ici" |
Je suis d'accord avec toi, un chemin ne peut consister qu'à conduire à la découverte du non-chemin. C'est tout le paradoxe de la transmission spirituelle, parfaitement illustrée par les koans zens. Il me semble que Desjardins s'inscrit d'ailleurs tout-à-fait dans cette voie, qui consiste à conduire le mental à reconnaître son impuissance à sortir de lui-même ; et que c'est au coeur même de cette impuissance lorsqu'elle est acceptée totalement, que peut surgir l'éveil. Dès lors, je trouve que les reproches que tu adresses à Desjardins ne sont pas justifiés. Il le sont par contre parfaitement pour Marc, qui lui parle réellement d'un chemin, concret, avec des étapes acquises, à la manière théosophique. |
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Jim
Inscrit le: 06 Fév 2007 Messages: 224 Localisation: Touraine
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Posté le: Di 19 Juin 2022 11:33 Sujet du message: |
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Alain V a écrit: | Pour ce qui est des écrits de Arnaud Desjardins, j' avoue que j' ai un certain respect pour la somme de travail considérable - dans son domaine, la spiritualité- que représentent sa vie et sa pensée.
Cependant j' ai de plus en plus de mal à suivre - ou me conformer, je ne sais pas - à tout ce qui est absolument cadré et d' ou rien ne déborde. Cela me semble un peu " anti naturel " .
C' est juste mon ressenti |
De même pour moi, Alain. J'ai même la nette sensation que la nasse a pris une autre forme. Plus pernicieuse et plus sophistiquée et cette nasse me donne la nausée. Surtout quand il s'agit de "dépasser l'égo" !
J'ai peu et certainement mal lu Desjardins, mais il m'a toujours mis mal à l'aise, dans ses écrits et dans sa parole. Je nai jamais ressenti aucune verticalité.
Par rapport à ce que tu dis, et d'une façon plus générale, j'ai plutôt aujourd'hui tendance à m'immerger dans ce qui "déborde" ou dépasse. . Dans cette frange de spontaneïté, un peu hors contrôle, qui ne prétend à rien et où l'on prend encore des risques, sachant pertinament au plus profond de nous même, qu'il n'y en a en fait aucun et que l'autre le sait aussi.
Le parfum de liberté est souvent là où on l'attend le moins et aussi dans l'insignifiance d'un détail, d'une sorte de nulle part, d'un entre deux auquel l'esprit "faisant" n'accorde pas la moindre attention. Le décrochage du "faisant" me ramène baucoup plus sûrement à cette intimité avec moi-même que ne le ferait un cadre établi.
La pratique du dessin a parfois cette grâce... |
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joaquim Administrateur
Inscrit le: 06 Août 2004 Messages: 5627 Localisation: Suisse
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Posté le: Di 19 Juin 2022 11:42 Sujet du message: |
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Magnifique texte de Simone Weil, merci konrad. Et le plus beau, ce qui le rend vivant, c’est que sa forme épouse parfaitement son contenu : Simone Weil ne se contente pas de parler de l’attention, mais elle en fait la démonstration. Elle ne dit pas : faites comme je dis, mais elle fait ce qu’elle dit. On sent bien en effet toute la force d’attention qu’il a fallu pour exprimer ces choses si impalpables d’une manière si précise, et pourtant son texte est parcouru par le souffle du non-effort, une légèreté qui et le signe de l’attention lorsqu’elle est mue par le désir, le plaisir, la joie, et non par le labeur et la recherche d’un résultat.
Une attention libre parfaitement illustrée aussi par ces mots de Jim :
Jim a écrit: | Le parfum de liberté est souvent là où on l'attend le moins et aussi dans l'insignifiance d'un détail, d'une sorte de nulle part, d'un entre deux auquel l'esprit "faisant" n'accorde pas la moindre attention. Le décrochage du "faisant" me ramène baucoup plus sûrement à cette intimité avec moi-même que ne le ferait un cadre établi. |
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