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Locataires, de Kim Ki-duk, Corée du Sud, 2004

 
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joaquim
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Messages: 1421
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MessagePosté le: Di 15 Mai 2005 1:13    Sujet du message: Locataires, de Kim Ki-duk, Corée du Sud, 2004 Répondre en citant

Voilà un film qui ressemble dans sa facture à Amélie Poulain, par sa légèreté aérienne et sa fraîcheur, bien que le héros de Locataires (site officiel) ne contrôle, lui, rien, ne prépare rien, ne développe aucun de ces petits stratagèmes si chers à Amélie pour s’inviter comme un ange dans la vie des autres; il s’y invite pourtant réellement, littéralement, matériellement, mais avec une totale transparence, sans aucune épaisseur. Pour ceux qui n’on pas encore vu le film, allez le voir avant de lire la suite...

Tae-suk s’immerge dans la vie de ses hôtes, il en épouse totalement les formes. Il ne veut rien provoquer, il ne délivre aucun message, et ne dit même aucun mot durant toute la durée du film. Mais il s’attache aux petites choses, tout ce qu’il fait, il le fait avec le plus grand soin, religieusement, il est totalement absorbé par chacune de ses actions, même la plus insignifiante, que ce soit laver les effets personnels de ses hôtes, frapper une balle de golf – même imaginaire! –, astiquer sa moto, ou poser délicatement le pied sur le sol de sa cellule. Il est suprêmement libre, car il n'est attaché à rien, il ne possède rien, il est au service de tout ce qu’il rencontre, même de sa rutilante moto, qu'il sert plus qu'il ne possède. Il est aussi suprêmement libérateur, en premier lieu de cette femme battue, qui passe à travers le film comme un nuage porté par les événements, et qu’il rend à l’étendue du ciel, cette femme qu’on voit sous la coupe d'un mari possessif et violent, avant qu'il l'emmène dans son vagabondage initiatique. Il la libère aussi symboliquement, dans la mesure où on la voit, dans l'appartement du photographe, emprisonnée dans une photo, que Tae-suk découpe en petit carrés et qu’il recolle au hasard, et qui deviennent autant de portes par lesquelles le portrait s’échappe du cadre. Dans une scène ultérieure, de retour dans ce même appartement, il libère définitivement l'image de la femme, en retirant complètement son portrait du cadre. Et enfin, il nous libère, nous, les spectateurs, qui sommes invités, par le mouvement d'identification propre au cinéma, à vivre par procuration ses faits et gestes. Dans tout film, on s'identifie au héros, mais cette identification prend un caractère unique avec ce film, car il nous conduit à nous identifier non pas à quelque chose d'autre que nous-mêmes, mais nous ramène au contraire justement à nous-mêmes, à ce que nous sommes en train de faire à l'instant même où nous regardons le film: car ce que fait le héros, c'est emprunter pour quelques heures la vie des gens chez qui il s'invite, exactement comme nous le faisons, nous spectateurs, en nous invitant dans son rôle et en vivant pour quelques instants sa vie à lui. Autrement dit le film nous fait vivre à travers le héros le même phénomène que celui qu’il vit lui-même, dans une sorte résonnance, de boucle auto-référentielle. Le réalisateur crée ainsi avec le public une complicité inattendue, aussi élégante que légère, car elle passe probablement le plus souvent inaperçue, à l'image du passage furtif du héros dans les appartements qu'il visite.

Tae-suk marche sur la terre comme s’il s’agissait de la peau délicate d’une femme, il y passe comme un ange, sans être pourtant épargné par la violence terrestre. La scène de la balle de golf qui s’échappe de son filin et qui frappe, à mort semble-t-il, la passagère d’une voiture, est à ce titre particulièrement troublante. Le héros commet involontairement un meurtre, et ses pleurs attestent bien du fait qu’il s'en sent responsable. Néanmoins, il ne s’attarde pas sur cet événement, et poursuit son sacerdoce voué au soin de l’instant. La question de la responsabilité est d’ailleurs très habilement mise en scène par le scénario: on l’a vu se livrer plusieurs fois au petit manège de la balle de golf prisonnière de son filin, et la jeune femme l’avait systématiquement empêché de frapper son coup, les précédentes fois, en venant s'interposer devant la balle. Ce n'est que la dernière fois, avant le coup fatidique, qu'elle s’est retirée, provoquant un mouvement de surprise chez le jeune homme, qui put alors frapper la balle. Si Tae-suk porte la responsabilité active du décès de la passagère, la jeune femme en porte la responsabilité passive. Tout le film est d’ailleurs porté par cette polarité entre ces deux être totalement désappropriés d’eux-mêmes, lui sur un mode actif, elle sur un mode passif – le Yin et le Yang évidemment... pour un film sud-coréen. Mais si on veut vraiment creuser jusqu’au bout la question de la responsabilité, on ne trouvera comme ultime et véritable responsable de ce meurtre que Celui qui a fait qu'une voiture passe à l'endroit et au moment précis où un jeune homme frappait une balle de golf, autorisé qu'il s'était senti à le faire par le retrait d'une jeune femme qui jusqu'alors lui masquait sa ligne de tir, que le filin qui retenait la balle se rompît à cet instant, ce qui permit à la balle d'aller frapper à mort la passagère de la voiture – autrement dit le destin. Ou, si l'on veut voir plus loin encore, les lois impitoyables de la matière qui excluent que deux corps puissent occuper simultanément un même espace.

Si Tae-suk parvient à poursuivre sa vie insouciante après cette tragédie, c’est qu’il ne s’est pas attribué ce geste, il ne l’a pas fait sien, comme d'ailleurs aucun autre des gestes qu’il accomplit, mais il s'est vécu, à travers celui-ci ainsi qu'à travers les autres, comme l’instrument par qui ces gestes se font. Et c’est aussi de la sorte qu’il faut comprendre les gestes de vengeance auxquels il se livre: il n'est que l’instrument de cette vengeance. Cette lecture est confirmée par le fait que le policier véreux sur lequel s'abat sa vengeance est frappé par les (dernières) balles de golf alors qu’il se trouve caché dans le recoin d’un mur, à l’abri du regard de Tae-suk qui frappe les balles à l'aveugle, comme s'il laissait au destin le soin d’en faire les instruments d'une possible vengeance.

Le film se termine sur une scène où les deux protagonistes sont enlacés, ne pesant littéralement plus rien, puisque la balance sur laquelle ils se trouvent indique zéro kilo: leur union les a fait échapper totalement à la matière, ils sont devenus vraiment des anges, ils sont devenus impondérables et transparents l'un à l'autre, et peuvent enfin échapper aux lois impitoyables de la matière et occuper ensemble le même espace. Tae-suk a appris durant tout le film à peser de moins en moins lourd, à laisser les choses simplement êtres, même les coups, à effleurer en le touchant à peine le sol des prisons, à s’élever comme un oiseau au sommet des parois de sa cellule, à se faire peu-à-peu totalement transparent pour ceux qu’il visite, en épousant parfaitement leurs mouvements. Le réalisateur a redoublé, par la facture du film, le dépouillement de son héros et son soin du détail, en créant un film sans dialogues (seuls les protagonistes secondaires échangent quelques paroles insignifiantes), sans message, à peine un battement d’aile, un ange qui passe, mais un soin religieux pour des images d’une beauté parfaite. Quand la forme devient l’unique message d’une oeuvre, c’est du Ciel qu’elle nous parle.
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