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L'expérience de la transcendance selon Jaspers

 
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Auteur Message
joaquim
Administrateur


Inscrit le: 06 Août 2004
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Localisation: Suisse

MessagePosté le: Sa 04 Sep 2004 1:18    Sujet du message: L'expérience de la transcendance selon Jaspers Répondre en citant

« Là où je fais l’expérience de la transcendance dans sa vraie réalité, je suis réel, en tant que moi-même, en tant qu’existence. Mais si en tant que sujet vital, que conscience en général, qu’esprit, j’affirmais la réalité de la transcendance, celle-ci serait plutôt une fiction, comparée aux réalités qui correspondent à ces modes de l’englobant. Elle y serait superflue, ou une illusion. Mais ce qui se manifeste dans le sujet vital, dans la conscience en général, dans l’esprit, peut devenir langage de la transcendance en tant que chiffre, langage n’ayant pourtant son poids que pour l’existence possible, capable de l’entendre. »
Karl Jaspers, Foi philosophique ou Foi chrétienne, Ed. Ophrys, Paris, 1975, p. 50.


Voilà une phrase qui résume tout, qui contient tout, parce qu’elle établit les limites du connaissable et décide qui peut dire quoi sur l’éveil. Elle semble très abstraite et rébarbative, mais j’aimerais vous en faire entrevoir la beauté.

Jaspers affirme tout d’abord: “Là où je fais l’expérience de la transcendance dans sa vraie réalité, je suis réel, en tant que moi-même, en tant qu’existence.” Pour Jaspers, il existe deux types de connaissance: la connaissance extérieure, qui se réalise dans la science, et la connaissance intérieure, qui est l’expérience de l’ici-et-maintenant, de l’être-là (cf Le site philo 5 ). Il affirme donc que l’être qui fait l’expérience de la transcendance vit sa propre réalité dans toute sa plénitude. Mais il affirme immédiatement après que rien de réel ne saurait être dit de cette expérience. En effet, celui qui en affirmerait quelque chose ne saurait être celui qui l’expérimente, car ce dernier, qui se trouve au-delà de la scission sujet-objet (cf L'englobant de Jaspers, ne pourrait tenir de discours sur cette expérience sans l’objectiver hors de lui, sans donc en sortir et retourner dans la scission sujet-objet pour en parler. Le seul qui peut parler de cette expérience est le “sujet vital”, la “conscience en général”, cette partie que les orientaux appellent le mental, et que Jaspers nomme ici, de manière un peu troublante pour les habitués du vocabulaire de la spiritualité, esprit. Cet esprit est celui qui connaît, celui qui saisit le monde à l’aide de concepts, qui s’en fait une représentation. Mais c’est aussi justement celui qui ne peut pas faire l’expérience de la transcendance. Jaspers l’affirme en déclarant que le discours que le “sujet vital” pourrait tenir sur l’expérience de la transcendance – et cela même si le sujet en a réellement fait l’expérience –, ne pourrait être qu’une “fiction”, comparée à la réalité de l’expérience elle-même.

Il affirme ensuite que le sujet vital, le sujet pensant, bien qu’il ne puisse faire l’expérience de la transcendance – il ne serait plus à ce moment-là sujet pensant, mais sujet réel – peut développer un langage pour en parler, un langage qui ne parlerait pas de la transcendance elle-même, mais du chiffre qui la représente, d’un symbole qui n’existe pas de manière réelle, mais seulement comme indication d’une possibilité.

Jaspers adopte la position paradoxale d’affirmer quelque chose concernant la transcendance, tout en se disqualifiant en tant que locuteur capable d’affirmer quoi que ce soit de réel sur ce sujet. Il dissocie l’expérience de la transcendance en deux temps distincts, celui de la réalité vécue et celui de la réflexion sur cette expérience. Il introduit ainsi dans le discours sur la transcendance une scission, correpondant à la scission interne du sujet, ce qui est éminemment paradoxal puisque la nature de la transcendance et justement l’abolition cette scission. Toutefois, la mise en présence de ces deux paradoxes, celui du raisonnement et celui du sujet, amène leur résolution mutuelle, dans la mesure où les éléments initialement invalides du raisonnement se trouvent validés par le sujet scindé au moment où il les lit, puisque ce dernier actualise par sa lecture la scission dont parle le raisonnement, en même temps que le sujet scindé se trouve expliqué par le raisonnement qu’il lit.

Jaspers crée ainsi une sorte de structure auto-référentielle. Une telle structure est constituée d’éléments dont aucun n’est viable pris isolément, mais dont l’ensemble acquiert une sorte de vie auto-entretenue. Douglas Hofstadter a donné de nombreux exemples de phrases auto-référentielles, comme celle-ci, par exemple, que je trouve très jolie: “Le lecteur de cette phrase n’existe que lorsqu’il me lit.” (in Ma Thémagie, Interéditions, Paris, 1988, p. 15). Cette phrase acquiert une sorte de réalité vivante en puisant sa substance dans l’interaction ici-et-maintenant avec le lecteur.

Jaspers a fait quelque chose d’un peu analogue, dans la mesure où sa description acquiert une consistance propre à partir d’éléments scindés, invalides pris isolément, mais qui parviennent contre toute attente à s’articuler ensemble en prenant appui sur la propre scission intérieure du lecteur. C’est bien là le tour de force de cette description, que de parvenir à affirmer quelque chose tout en se déniant tout droit à affirmer quoi que ce soit. L’adhésion à la vérité qu’elle veut dévoiler ne s’obtient pas par la force d’une démonstration (ce qui serait du domaine de la science), mais par le choc vécu des mots, qui conduisent à une expérience philosophique en tant qu’ouverture sur la transcendance.

Encore une remarque sur ce thème inépuisable : pour être vraie, la phrase de Jaspers exige la participation active du lecteur, non pas simplement comme sujet raisonnant, mais comme porteur d’un vécu et d’une expérience. Entendez bien, non pas seulement pour être comprise, mais pour être vraie. Je vais essayer d’illustrer ce phénomène, à l’aide d’une petite B.D. mettant en scène un personnage de Malfada: Manolito.

réf. Quino, Mafalda, vol 10, “Le Club de Mafalda”, p. 28

La scène ne prend sens que parce qu’elle s’appuie sur un savoir supposé du lecteur, à savoir que l’Everest n’est pas un fleuve. Le savoir du lecteur est ainsi sollicitée activement, sans qu’il s’en rende nécessairement compte, et si ce savoir lui manque, la scène perd son sens.

Le savoir, ou plutôt dans le cas de la phrase de Jaspers, l’expérience, que celle-ci sollicite du lecteur pour être vraie, est l’expérience de la nature paradoxale de la conscience, à cheval sur la scission sujet-objet. La raison pour laquelle la phrase de Jaspers ne peut être vraie en soi, mais seulement à travers la participation active du lecteur, est qu’elle se réfère à un sujet qui change de nature aussitôt qu’elle le prend pour objet; dès lors, le discours sur cet objet n’est vrai qu’aussi longtemps qu’on n’en parle pas, et devient faux, ou illusion, comme le dit Jaspers, dès qu’on cherche à l’objectiver par le discours. La scène de Manolito ne repose pas sur une ambiguïté aussi complexe, car même sans la participation du lecteur, il reste vrai que l’Everest n’est pas un fleuve. Néanmoins, elle ne fait sens que si le lecteur a connaissance de ce fait, si bien qu’on peut dire qu’elle n’est vraie dans le sens qu’elle n’a d’existence véritable en tant que scène humoristique, que si le savoir du lecteur y participe activement.

Il existe un certain nombre de phrases se référant à des objets bien plus simples que la transcendance, et qui, comme la phrase de Jaspers, doivent être déclarées fausses aussitôt qu’elles sont énoncées, et cela quand bien même elles pourraient être vraies dans l’absolu. Prenez par exemple la phrase suivante: “Jamais je ne révélerai quoi que ce soit me concernant”. Cette phrase est tout-à-fait paradoxale, car, au cas où elle serait vraie, c’est-à-dire au cas où je serais effectivement quelqu’un qui ne révélerait jamais quoi que ce soit sur moi, le simple fait de l’avoir énoncée l’invalide, car en déclarant “Jamais je ne révélerai quoi que ce soit me concernant”, je révèle sans m’en rendre compte justement quelque chose de moi, et contredit donc dans les faits mon affirmation au moment même où je la prononce. On n’en sort pas, et je crois qu'il est sage à ce stade de conclure qu’il y a un moment où les mots doivent céder la place au silence.


Dernière édition par joaquim le Sa 01 Jan 2005 17:42; édité 1 fois
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François Brooks
Invité





MessagePosté le: Me 08 Sep 2004 12:21    Sujet du message: L'expérience de la transcendance selon Jaspers Répondre en citant

J'aime bien Jaspers . C'est un des philosophes qui me challenge le plus. Son idée de la "transcendance" me semble si fascinante, et mon esprit n'arrive qu'à la saisir par la peau des dents... Votre texte est éclairant. Mais dites-moi, je veux être sûr que je vous ai bien compris: S'il se trouve que quelqu'un répondrait à ce texte, est-ce qu'il démontrerait par le fait-même son incompréhension, en ne laissant pas les mots céder la place au silence?

J'espère que j'ai bien compris parce que si c'est le cas, le fait que votre texte soit publié sur un forum qui invite la réplique le rend doublement pertinent du fait que sa situation constitue en elle-même le paradoxe qu'il cherche à illustrer. Very Happy

Je pense que vous allez aimer Wittgenstein, qui disait que "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire", mais après l'avoir compris, comment sortirez-vous de cette impasse si vous voulez donner du ressort à votre nouveau forum de discussion?

François Brooks, Philo5 : www.philo5.com
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joaquim
Administrateur


Inscrit le: 06 Août 2004
Messages: 1421
Localisation: Suisse

MessagePosté le: Je 09 Sep 2004 0:11    Sujet du message: Répondre en citant

Cher François,

Merci de nous faire l’honneur d’une visite.

Votre remarque est parfaitement subtile et pertinente. Ce forum, qui invite à la discussion, traite effectivement d’un sujet dont il est impossible de parler sans le dénaturer, et il se place donc d’emblée dans une ambiguïté entre son sujet et son but. J’en suis bien conscient, et c’est pourquoi j’avais averti, dans l’introduction au forum:

joaquim a écrit:
Toutefois, comme ce forum a pour but d'approcher le thème de l'éveil par le moyen de la parole, il faudra bien se résigner à l'aborder par des mots. Mais on tentera de le faire sur la pointe des pieds, de le toucher sans le saisir, et une place de choix sera offerte à la poésie, aux aphorismes, au conte et à l'image, toutes expressions artistiques de la parole, qui savent si bien toucher sans flétrir.


J'aurais pu ajouter: le saisir par la peau des dents

Vous soulevez avec votre question sur le silence un problème pratique tout-à-fait troublant. Pourquoi en effet parler de quelque chose qui échappe aux mots, plutôt que de le taire? Une chose est sûre, c'est que ce forum ne cherche pas à apporter des réponses, mais à ouvrir des pistes, et à se promener aux frontières du connaissable et du communicable. Comme je le précisais dans l’introduction:

joaquim a écrit:
Vos questions sont toutefois aussi bienvenues que vos témoignages, réflexions ou commentaires ; leur valeur n'est pas tant dans la réponse efficace qu'elles pourraient susciter, mais dans la capacité qu'elles ont, mieux peut-être encore que les affirmations, à délimiter cet espace au-delà duquel se situe l'éveil.


On ne peut pas apporter au problème de la transcendance de réponse efficace, car la seule réponse efficace, c’est l'actualisation que nous pouvons en faire par la résolution de notre scission intérieure. Mais on peut broder sur le thème, à l’infini. Je pense, en fin de compte, que la seule utilité des mots, à ce niveau, réside dans le choc qu’ils exercent sur nos esprits, et l’étincelle qu’il peuvent y faire surgir; et plus encore dans les liens qu’ils tissent entre nos esprits, et la communion entre eux qu’ils peuvent, au-delà des mots, établir. Very Happy
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Bertrand



Inscrit le: 21 Jan 2008
Messages: 40

MessagePosté le: Lu 21 Jan 2008 3:55    Sujet du message: Parler de l'éveil signifie-t-il qu'on ne l'a pas rencontré? Répondre en citant

François,

Votre question est une parfaite illustration de la difficulté d'aborder la notion de l'éveil, essentiellement par celui qui écoute le discours, plus que par celui qui en parle.

Supposons que vous soyez, avec quelques amis, attablés en face d'une superbe, que dis-je, une sublime fille, dont le charme vous saisit profondément. Vous savez qu'en la décrivant avec des mots, à vos camarades, vous ne montrerez jamais la vrai nature de votre émoi ou de sa beauté, rien n'y fera.

Pour autant, si vous la décrivez, cela démontre-t-il que vous ne l'avez pas vue? Certes pas : elle est sous vos yeux justement. En la décrivant, même, vous pourrez bien donner envie à vos amis de tourner leur regard vers elle, et là, ils verront.

Or on peut parler de l'éveil et même dire dessus toutes sortes de bêtises, cela ne signifie en rien qu'on ne l'a pas rencontré. Il n'est nul besoin de se taire pour prouver qu'on a compris, d'ailleurs on a rien compris de particulier, mais on s'en est accommodé, car il est apparu que par nature, on n'avait pas besoin de comprendre, tant il est vrai qu'il n'est nul besoin de se voir dans un miroir pour se rendre compte qu'on est.

* on, troisième personne du singulier - pourrait-être n'importe qui, vous par exemple.


Joaquim,

Ben salut.
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