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Patrick Süskind : enfermé en soi

 
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joaquim
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MessagePosté le: Me 13 Oct 2004 23:29    Sujet du message: Patrick Süskind : enfermé en soi Répondre en citant

Dans “Le Parfum”, Patrick Süskind fait une description très saisissante de ce qui l’on pourrait considérer comme l’image inverse de l’éveil.

Pour situer le contexte du roman, je citerai ici un extrait du commentaire de Darkpandora publié sur Amazon.fr.

«Le parfum est l'histoire d'une quête, la quête de son identité par le héros, Jean-Baptiste Grenouille. Il est né avec de nombreux manques dans la vie, il n'a ni parents, ni amour, ni odeur... Il a un seul atout, son odorat extraordinairement fin, et c'est par celui-ci qu'il compte se donner une odeur, une identité, et s'offrir une contrepartie dans la vie pour tous les manques qu'il subit depuis sa naissance. Son but ultime est de maîtriser les odeurs pour maîtriser les hommes, de devenir le nouveau Dieu.»

Et voici le texte de Süskind :

«La catastrophe ne fut pas un tremblement de terre, ni un incendie de forêt, ni un glissement de terrain, ni un éboulement souterrain. Ce ne fut nullement une catastrophe extérieure, mais une catastrophe intérieure, et du coup particulièrement douloureuse, car elle bloqua la voie de repli qu’affectionnait Grenouille. Elle se produisit pendant son sommeil. Ou mieux, en rêve. Ou plutôt en-rêve-dans-son-sommeil- dans-son-coeur-dans- son-imagination.

Il était couché sur le canapé du salon pourpre et dormait. Autour de lui, les bouteilles vides. Il avait énormément bu, terminant même par deux bouteilles du parfum de la jeune fille rousse. C’était vraisemblablement trop, car son sommeil, quoique profond comme la mort, ne fut cette fois pas sans rêves, mais parcouru de fantomatiques bribes de rêves. Ces bribes étaient très nettement les miettes d’une odeur. D’abord, elles ne passèrent sous le nez de Grenouille qu’en filaments ténus, puis elles s’épaissirent et devinrent des nuages. Il eût alors le sentiment de se trouver au milieu d’un marécage d’où montait un brouillard. Le brouillard montait lentement de plus en plus haut. Bientôt, Grenouille fut complètement enveloppé de brouillard, imbibé de brouillard, et entre les volutes de brouillard il n’y avait plus la moindre bouffée d’air libre. S’il ne voulait pas étouffer, il fallait bien qu’il respire ce brouillard. Et Grenouille savait d’ailleurs quelle odeur c’était. Ce brouillard était sa propre odeur. Sa propre odeur à lui, Grenouille, était ce brouillard.

Or, ce qui était atroce, c’est que Grenouille, bien qu’il sût que cette odeur était son odeur, ne pouvait la sentir. Complètement noyé dans lui-même, il ne pouvait absolument pas se sentir.

Lorsqu’il s’en fut rendu compte, il poussa un cri aussi épouvantable que si on l’avait brûlé vif. Ce cri fit crouler les murs du salon pourpre, les murailles du château, il jaillit hors du coeur, franchit les douves et les marais et les déserts, fulgura au-dessus du paysage nocturne de son âme comme une tempête de feu, éclata du fond de sa gorge, parcourut le boyau sinueux et se rua sur le monde extérieur, jusqu’au-delà du plateau de Saint-Flour... C’était comme si la montagne criait. Et Grenouille en fut réveillé par son propre cri. En se réveillant, il se débattait comme pour chasser le brouillard sans odeur qui voulait l’étouffer. Il était mort de peur, agité par tout le corps de tremblements d’effroi mortel. Si le cri n’avait pas déchiré le brouillard, Grenouille se serait noyé en lui-même: une mort atroce. Et tandis qu’il était encore assis là tout tremblotant et qu’il battait le rappel de ses pensées confuses et effarées, il y avait une chose qu’il savait déjà avec certitude: il allait changer de vie, ne serait-ce que parce qu’il ne voulait par faire une seconde fois un rêve aussi affreux. Il n’y survivrait pas une seconde fois.

Il se jeta la couverture de cheval sur les épaules et rampa jusqu’à l’air libre. Dehors, c’était juste le début de la matinée, une matinée de la fin février. Le soleil brillait. Le pays sentait la pierre mouillée, la mousse et l’eau. Le vent apportait une légère odeur d’anémones. Il s’accroupit sur le sol devant la caverne. Le soleil le chauffait. Il aspira l’air frais. Il avait encore des frissons en repensant au brouillard auquel il avait échappé, et il frissonna de bien-être en sentant la chaleur sur son dos. C’était tout de même bien que ce monde extérieur existât encore, ne fut-ce que comme refuge. Inimaginable, l’épouvante qui aurait été la sienne se, en sortant du tunnel, il n’avait plus trouvé aucun monde! Aucune lumière, aucune odeur, rien de rien — uniquement encore cet affreux brouillard, à l’intérieur, à l’extérieur, partout...»


Patrick Süskind, Le Parfum, trad. de l’allemand, Fayard, 1986, Le Livre de Poche, pp. 29-31.

«(...) cette peur atroce d’étouffer-en-et-par-soi-même, cette peur dont il fallait à tout prix se dégager et qu’il avait pu fuir.»

Ibid. p. 153.

Ce qui est décrit là, c’est une prise de conscience aigue de soi-même comme un espace clos, irrémédiablement coupé de tout ce qui pourrait être autre, à tel point que l’existence d’autre chose que soi n’est même plus envisageable. “Etouffer-en-et-par-soi-même”. Comme c’est terriblement bien dit. Lorsque Gribouille sort, chassé par cette expérience abominable, de la caverne obscure où il a passé 7 ans, il se raccroche au monde extérieur qui s’offre à sa vue et à son odorat comme le naufragé à un radeau. Tout plutôt que revivre cet enfermement en soi. Et pourtant, comme le dit très justement le commentateur sur Amazon, son but était de dominer les hommes, de devenir Dieu, et il y était dans un sens parvenu, puisqu’il se retrouvait seul, comme Dieu, à exister, tout le reste étant comme anéanti. Terrible solitude de ce Dieu-là. C’est une véritable description de l’enfer. Tant qu’il peut se raccrocher aux objets du monde, Gribouille est en sursis, mais si par malheur il se retrouve quelque temps privé de ce contact... il se retrouve enfermé en enfer.

La conscience est un point, et si elle se referme sur elle-même, elle forme la prison la plus étroite qu’il soit possible de concevoir. Si par contre elle s’ouvre, si elle s’oublie pour accueillir l’autre, elle se retourne alors comme un gant et englobe en elle-même, de manière non-possessive, la totalité. C’est dans ce sens seulement qu’elle peut être Dieu, c’est-à-dire en laissant Dieu être en elle, en n’était plus qu’être au lieu d’être d’elle-même, en devenant un simple un point virtuel à travers lequel se recrée le monde, comme en optique se recrée à travers le point focal, lorsqu'il est traversé par la lumière, tout ce qui n'est pas lui.
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joaquim
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MessagePosté le: Ma 26 Oct 2004 20:31    Sujet du message: Répondre en citant

L’enfermement en soi-même peut prendre une forme très subtile, dont la plus troublante est celle qui se produit lorsque l'on croit justement échapper à l’enfermement. Comme le décrit très bien Daniel Odier à partir de sa propre expérience, toute expérience de désappropriation, survenue initialement de manière tout-à-fait inattendue, comme un pur effet de la grâce, devient aussitôt enfermement dès lors qu’on cherche à la reproduire délibérément:

«Quand j’entrais en Samâdhi en présence de Kalou Rimpoché ou de Devî, c’était comme si leur présence me tirait vers l’état manifesté par leur coeur-espace. Puis je fus capable de me mettre moi-même dans cet état. Je commençais à jouer avec ça, me mettant en samâdhi à tout bout de champ. Devî me dit de ne pas faire ça, que ce n’était pas un jeu, que ma pratique devenait vulgaire, qu’il fallait attendre que cela se fasse tout seul.

Le samâdhi est une grâce, ce n’est pas un objet de consommation. C’est très difficile car, dès que notre corps a enregistré comment cela fonctionne, l’immobilité, la quasi-absence de respiration, comme si la peau respirait, nous essayons de reproduire le samâdhi. Alors cela devient artificiel et, très vite, c’est l’enfermement. Chaque fois que Devî me voyait fabriquer du samâdhi, elle faisait exprès de m’interrompre jusqu’à ce qu’enfin je fasse l’expérience de ne plus le rechercher et d’avoir la surprise de la grâce.»

Daniel Odier, L’Incendie du Coeur - Le Chant tantrique du Frémissement, Ed. Le Relié, 2004, p. 103.


On ne peut jamais sortir de soi-même par ses propres forces. On ne peut que s’ouvrir à la grâce, et c’est elle qui nous sort de la prison de nous-mêmes. La petite B.D. suivante nous montre Calvin enfermé sans le savoir dans son propre monde, sans possibilité par lui-même d’en sortir:





Calvin se retrouve enfermé dans une certaine conception de la puissance de conviction, et plus il cherche à être convaincant, plus il en rajoute, et plus il s'enferme dans une impasse. Seule une autre personne pourrait le rendre attentif à l’enfermement dont il est l’objet, et lui permettre ainsi de se décentrer par rapport à lui-même, pour enfin, en adhérant moins à lui, devenir plus libre. En fait, je pense que l’Autre représente la voie royale pour sortir de soi-même, et on peut bien voir dans chaque conscience humaine que l’on croise la clé qui peut nous ouvrir la prison dans laquelle nous sommes chacun enfermés, et nous faire accéder à notre vraie humanité.
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mushotoku-nad



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MessagePosté le: Di 30 Juil 2006 14:27    Sujet du message: Répondre en citant

Merci, Joachim, pour ces textes....

Citation:
La conscience est un point, et si elle se referme sur elle-même, elle forme la prison la plus étroite qu’il soit possible de concevoir. Si par contre elle s’ouvre, si elle s’oublie pour accueillir l’autre, elle se retourne alors comme un gant et englobe en elle-même, de manière non-possessive, la totalité. C’est dans ce sens seulement qu’elle peut être Dieu, c’est-à-dire en laissant Dieu être en elle, en n’était plus qu’être au lieu d’être d’elle-même, en devenant un simple un point virtuel à travers lequel se recrée le monde, comme en optique se recrée à travers le point focal, lorsqu'il est traversé par la lumière, tout ce qui n'est pas lui.


Et ce que nous appelons égo trouve là sa juste fonction de point focal....

ensuite tu cites Daniel Odier:

Citation:
Puis je fus capable de me mettre moi-même dans cet état. Je commençais à jouer avec ça, me mettant en samâdhi à tout bout de champ. Devî me dit de ne pas faire ça, que ce n’était pas un jeu, que ma pratique devenait vulgaire, qu’il fallait attendre que cela se fasse tout seul.

Citation:
Le samâdhi est une grâce, ce n’est pas un objet de consommation. C’est très difficile car, dès que notre corps a enregistré comment cela fonctionne, l’immobilité, la quasi-absence de respiration, comme si la peau respirait, nous essayons de reproduire le samâdhi. Alors cela devient artificiel et, très vite, c’est l’enfermement. Chaque fois que Devî me voyait fabriquer du samâdhi, elle faisait exprès de m’interrompre jusqu’à ce qu’enfin je fasse l’expérience de ne plus le rechercher et d’avoir la surprise de la grâce.»


Quel piège, effectivement, et oui,quelle fuite et quel enfermement!! peut-etre faut -il passer là, et découvrir comment cela tue la Vie, ou alors vivre auprés de quelqun qui le vit ainsi pour découvrir a quel point c'est une fuite, une négation de tout ce qui n'est pas soi..

Citation:
Seule une autre personne pourrait le rendre attentif à l’enfermement dont il est l’objet, et lui permettre ainsi de se décentrer par rapport à lui-même, pour enfin, en adhérant moins à lui, devenir plus libre. En fait, je pense que l’Autre représente la voie royale pour sortir de soi-même, et on peut bien voir dans chaque conscience humaine que l’on croise la clé qui peut nous ouvrir la prison dans laquelle nous sommes chacun enfermés, et nous faire accéder à notre vraie humanité.


Oui, encore oui..
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