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Vladimir Soloviev et le problème du mal

 
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joaquim
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MessagePosté le: Lu 17 Jan 2005 21:35    Sujet du message: Vladimir Soloviev et le problème du mal Répondre en citant

Voici un texte très pénétrant du philosophe russe Valdimir Soloviev (1853-1900) sur le problème du mal, tiré d’une série de conférence qu’il a données alors qu’il était jeune professeur de philosophie, en 1877-78 [voir aussi ce post]:

«Dans la lumière de la vision idéale on ne se sent pas séparé et l’on ne se prétend pas tel: le feu douloureux de la volonté personnelle s’éteint, et l’on a conscience d’être en union essentielle avec tout le reste. Mais pareil état idéal est éphémère; en dehors de ces instants lumineux, notre unité idéale avec tout le reste est à nos yeux illusoire et sans grande importance, et nous ne reconnaissons alors pour véritable réalité que notre moi séparé et particulier; nous sommes renfermés en nous-même, impénétrables à autrui, et autrui nous est pour cette raison impénétrable à son tour. Admettant en théorie qu’il possède lui aussi un être intérieur subjectif et existe pour soi, nous n’en tenons pas compte dans les relations pratiques réelles, et dès lors tous les êtres ne nous apparaissent plus comme des personnes vivantes mais comme des masques vides.

Cette relation anormale avec toutes choses, cette affirmation de soi exclusive, cet égoïsme, tout-puissant dans la vie pratique quoique rejeté en théorie, cette attitude qui consiste à s’opposer à tous les autres et à les nier pratiquement, c’est ce qui constitue le mal fondamental de notre nature, et comme il est propre à tout ce qui vit, comme tout être — bête, insecte ou brin d’herbe — se sépare, dans son existence particulière, de tout le reste et aspire à être tout pour soi, engloutissant l’autre ou le rejetant (ce qui est à l’origine de l’être extérieur et matériel), il s’ensuit que le mal est le propre de l’ensemble de la nature; en effet, celle-ci n’étant — notamment dans son contenu idéal ou ses lois et formes objectives — qu’un reflet de l’idée uni-totale, elle apparaît — précisément dans son existence réelle isolée et séparée — comme quelque chose d’étranger et d’hostile à cette idée, comme quelque chose qui ne devrait pas être ou qui est mauvais, et mauvais dans un sens double; car si l’égoïsme, c’est à dire l’aspiration à substituer le moi exclusif au tout, ou à tout supplanter, est le mal par excellence (le mal moral), l’impossibilité fatale d’actualiser véritablement l’égoïsme, c’est-à-dire l’impossibilité, tout en restant dans son exclusivité, de devenir réellement tout, représente la souffrance fondamentale, loi générale dont toutes les autres souffrances sont des cas particuliers. En effet, le fondement général de toute souffrance, morale ou physique, consiste pour le sujet à dépendre de quelque chose d’extérieur, d’un fait externe qui le ligote et l’oppresse violemment. Or pareille dépendance extérieure serait évidemment impossible si ce sujet se trouvait en union intérieure réelle avec tout le reste, s’il se sentait en toutes choses: rien ne lui serait alors absolument étranger et extérieur, rien ne pourrait le limiter ni l’opprimer. Se sentant en accord avec tout le reste, il percevrait toute action exercée sur lui comme conforme à sa volonté propre, comme agréable et, par conséquent, il ne pourrait pas éprouver de souffrance réelle.

De ce qui précède, il ressort clairement que le mal et la souffrance ont une signification intérieure subjective, qu’ils existent en nous et pour nous, c’est-à-dire en et pour tout être. Ce sont des états de l’être individuel, à savoir que le mal est un état de tension de la volonté qui n’affirme que soi et nie le reste, et que la souffrance est la réaction nécessaire de l’autre à cette volonté, réaction que l’être qui s’affirme lui-même subit involontairement et inévitablement, et qu’il ressent comme souffrance. De la sorte, la souffrance, qui constitue l’une des marques caractéristiques de l’existence naturelle, n’est qu’une conséquence nécessaire du mal moral. (...)

Ce monde qui, selon l’Apôtre, gît tout entier dans le mal, ce n’est pas un monde nouveau absolument séparé du monde divin et constitué d’éléments essentiels distincts, c’est seulement un mauvais rapport entre ces mêmes éléments qui constituent aussi l’être du monde divin. La réalité mauvaise du monde naturel résulte de l’état hostile et séparé de ces mêmes êtres qui, dans leur rapport normal, à savoir dans leur accord et leur unité interne, entrent dans la composition du monde divin. En effet, si Dieu, en tant qu’absolu ou parfait, contient en soi tout ce qui est, tous les êtres, il ne peut y avoir d’êtres dont l’existence reposerait ailleurs qu’en Dieu ou qui seraient substantiellement extérieurs au monde divin; par conséquent, l’opposition de la nature à la Divinité ne peut résulter que d’un autre état, d’un déplacement de certains des éléments fondamentaux qui demeurent substantiellement dans le monde divin.»

Vladimir Soloviev, Leçons sur la divino-humanité, Cerf, 1991

Cette conception du mal comme l'état séparé d’éléments de nature divine, qui ne deviennent mauvais et n’éprouvent de la souffrance que par le fait même de leur état séparé, est une conception qui me parle et à laquelle j’adhère. Il est bien sûr impossible d’en prouver la véracité. L’origine du mal ne peut être découverte, car il faudrait pour cela interroger la naissance même du cosmos, ce qui impliquerait un regard capable de sortir du cosmos et d’en examiner le fonctionnement. Cela est bien évidemment impossible. Toute explication sur l’origine du mal ne peut se faire qu’à l’intérieur d’une cosmogonie à laquelle on adhère, tout simplement, par un acte de foi. Toutes les civilisations, tous les peuples se sont construit une explication pour rendre compte de leur présence au monde, de leur condition souffrante et de l’existence du mal. Chaque cosmogonie n’a de valeur explicative qu’à l’intérieur de la civilisation qui l’a fait naître; et même là, elle n’a pas tant une valeur explicative, qu’une valeur opérante. Car si les cosmogonies émanent des peuples et reflètent ce qu’ils sont, ce sont aussi bien ces peuples qui existent et tirent leur force de la cosmogonie qu’ils se sont créée: celle-ci contribue de manière décisive à modeler leur forme et leur destin.

Dans ce genre de discours, la pensée causale explicative n’a pas sa place. Nous sommes sur le terrain de la complexité, et dans les systèmes complexes, il n’existe pas de causalité linéaire, mais une interaction réciproque de différents éléments entre eux, conduisant à l’apparition de propriétés émergentes. Et je pense que la cosmogonie d’un peuple constitue une propriété émergente. [voir les posts sur les propriétés émergentes des systèmes complexes: Varela et Hofstadter]. Même si la pensée causale linéaire peut analyser les étapes qui ont présidé à son l’élaboration, elle ne pourra jamais en épuiser la nature, car elle ne pénétrera jamais la réalité que cette cosmogonie incarne, cette réalité opérante qui modèle et valide le système social dont elle est issue.

Pour mieux illustrer mon propos, prenons l’exemple d’un système simple: la famille. Supposons deux parents et un enfant, ce dernier présentant des troubles comportementaux. Les parents vont certainement se construire une explication quant à l’origine de ces troubles. Il chercheront à savoir quelle en est vraiment l’origine, et imagineront de bonne foi qu’une telle explication existe, et qu’il s’agit de la trouver. Or il n’en est rien: leur recherche ne sera ni pure ni neutre, car l’explication qu’ils se construiront aura elle-même une influence sur les troubles qu’elle est censée expliquer. Leur explication laissera ainsi un résidu non expliqué, la part des troubles liée à l’explication elle-même. Supposons par exemple qu’ils se construisent une explication dans laquelle ils se rendraient responsables de ces troubles: ils adopteront alors envers leur enfant une attitude particulière, déterminée par cette croyance, et le traiteront probablement comme une pauvre victime innocente; cette attitude aura des conséquences certaines sur le comportement ultérieur de l’enfant, comportement qui à son tour aura des répercussions sur le comportement des parents. L’équilibre final du système familial sera ainsi largement déterminé par la nature de l’explication qui sera retenue; la dynamique familiale sera évidemment différente selon que l’explication fera reposer la faute sur les parents, ou sur l’école, ou sur la biologie, ou sur l’alimentation, ou sur n’importe quelle autre cause, vraisemblable ou invraisemblable.

Cet exemple montre bien que l’explication qu’un système se construit pour rendre compte de son propre fonctionnement ne saurait en aucun cas se prévaloir d’objectivité, et moins encore de neutralité. Et pourtant, pour que l’explication soit efficace et joue son rôle au sein du système, il est nécessaire que ses membre y prêtent foi. En d’autres termes, la cosmogonie que les peuples se choisissent, de même que celle que chaque individu se choisit pour s’expliquer sa place et son rôle dans le monde, ne saurait prétendre à une quelconque validité universelle, mais réclame néanmoins que chacun y adhère, sous peine de rupture de la cohésion du système et perte de son efficacité opérante.

Tout cela pour dire que j’adhère à cette cosmogonie esquissée par Soloviev non pas parce qu'elle est vraie, mais parce qu’elle me parle. J’en avais découvert, il y a bien longtemps, une forme plus poétique, et donc plus belle aussi, que je retranscris ci-après. Il s’agit d’un texte publié par W.J. Stein (un disciple de Rudolf Steiner), qu’il présente comme étant la restitution libre de la cosmogonie de Manès, telle qu’il l’avait trouvée dans un ouvrage de Konrad Kessler; “Mani, Forschungen über die manichäischen Religion”, G. Riemer, 1889, tome I, p. 306 ss:


«Le mal n’existe pas en tant que mal dès les origines, mais seulement par ses éléments. Car à différentes époques le bien et le juste sont différents. Ainsi ce qui agit bien tant qu’il est en son temps, agit plus tard mal. Ce n’est donc que par ses éléments que le mal est de même origine que le bien. Et par là, également sans fin. Mais il détermine lui-même sa fin en mettant le bien dans la situation où celui-ci pourra se sacrifier en se mélangeant volontairement au mal. Pour que le bien puisse délivrer le mal, il doit d’abord se développer éloigné du mal, jusqu’au point où il a la force de s’unir partiellement au mal, de le mettre en état de vouloir librement devenir bien, incité par l’éclat lumineux du bien. Parce que le mal n’a que cinq membres, mais que le bien en a sept, ce n’est qu’au début et à la fin que le bien reste en lui-même; au milieu de l’évolution, il plonge dans les cinq et sauve l’harmonie des douze (il s’agit des sept constellations lumineuses et des cinq sombres sur la route du soleil). C’est pourquoi on accorde à la Divinité, le roi du Paradis de la lumière, cinq membres. Ce sont: la mansuétude, le savoir, la compréhension, la discrétion, le discernement. Cinq autres membres concernent le coeur: l’amour, la foi, la fidélité, le courage, la sagesse. Lorsque l’évolution du monde eût séparé la lumière des hauteurs d’avec les sombres flots des profondeurs, alors Satan s’éleva des profondeurs. Sa tête était celle d’un lion, son tronc celui d’un dragon, ses ailes étaient comme celles d’un grand oiseau, sa queue comme celle d’un animal aquatique et ses quatre pattes comme celles d’un animal terrestre. Cet être formé dans les ténèbres avait pour nom le dragon, l’ancien serpent. Alors il commença à dévorer et à avaler, et à corrompre d’autres êtres, avançant à pas mesurés à gauche et à droite, pénétrant dans les profondeurs tout en apportant la corruption et la destruction à qui cherchait à le vaincre. Ça et là, il s’élançait vers les hauteurs et apercevait les rayons de la lumière, mais éprouvait une aversion devant elle. Lorsqu’ensuite il vit que ces rayons fortifiaient leur éclat au contact de son opposition, alors il s’effraya, se traîna membre par membre et se retira dans son élément.

Maintenant, il s’élançait à nouveau dans les hauteurs; et alors la terre de lumière remarqua le geste de Satan et ses intentions d’attaque et de destruction. Mais lorsqu’elle remarqua cela, le monde du discernement, le monde du savoir le remarqua aussi, puis le monde de la discrétion, puis le monde de la compréhension, puis le monde de la mansuétude. Le roi du paradis de lumière remarqua cela, et il chercha le moyen de rencontrer Satan.

Ses armées étaient bien assez puissantes, mais il n’y avait que le bien dans le royaume de lumière. Alors il créa avec les esprits de sa droite, avec ses cinq mondes et avec ses douze éléments, une lignée: l’homme originel. Il envoya celui-ci en-bas, pour qu’il se mélange avec les ténèbres. C’est lui qui devra lutter contre le dragon.

Alors l’homme originel se cuirassa avec les cinq lignées, les cinq dieux, avec le souffle qui flotte doucement, avec le vent, avec la lumière, avec l’eau, avec le feu. Le premier dont il s’imprégna fut le souffle. Il posa au-dessus du sublime souffle, comme un manteau, la lumière ondoyante, s’enveloppa par-dessus la lumière d’eau turbulente et se recouvrit de vent. Là-dessus, il prit le feu comme bouclier et une lance dans sa main, et descendit en hâte du paradis.

Le dragon s’appuyait sur ses cinq lignées, sur la fumée, l’incendie, l’obscurité et le vent enflammé, s’en cuirassa, en fit son bouclier, et il vint à la rencontre de l’homme originel. Alors ils combattirent longtemps, et le dragon remporta la victoire sur l’homme originel, avala sa lumière et l’enferma dans ses lignées et ses éléments. Alors naquit la tempête, le tourbillon et la mort, et les enfers se consumèrent eux-mêmes. Ainsi naquit le genre humain. Mais l’homme reconnut l’ami des lumières, le roi du paradis de lumière. Et son éclat le remplit de joie. Car la lumière de l’homme originel, que le dragon avait avalée, agissait en lui de telle sorte qu’il ressentait de la joie pour la lumière. Que la lumière brille dans la lumière, jubilait l’homme; et l’abîme s’éleva de plus en plus, rayonnant, éclairant, brillant et brûlant comme les rayons du soleil. Ainsi les esprits des ténèbres, de même que toutes les autres créatures, toutes les substances, furent délivrées, élevées, éclairées et réchauffées, car la douceur était plus forte que la haine. Dans l’homme, la douceur délivra le dragon de l’enfer.»

Walter Johannes Stein, Weltgeschichte im Lichte des heiligen Gral - das neunte Jahrhundert, J. Ch. Mellinger Verlag, Stuttgart, 1966 (édition originale 1928), pp. 106-108 (traduction joaquim).
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joaquim
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MessagePosté le: Ma 18 Jan 2005 2:00    Sujet du message: Répondre en citant

Mais n’est-ce pas s’enfermer dans le confort d’une sécurité trompeuse que d’adhérer ainsi simplement à ce qui nous convient? Car s’il est vrai que les peuples et les individus puisent leur identité et leur équilibre dans l’explication qui les valide, cet équilibre, ou plutôt la paresseuse stabilité qu’il procure, constitue certainement, dans la perspective de l’éveil, un obstacle. Au contraire, le déséquilibre causé par la mise en échec de l’explication qui nous valide constitue une brèche sur un vide propice à l’éveil. C’est cela que cherchent à produire chez leurs disciples les maîtres zen lorsqu’ils les soumettent à des consignes paradoxales.

Plutôt que le confort dans l’explication qui nous convient, le but ultime ne serait-il pas de trouver la stabilité en dehors de toute sécurité, de se maintenir en rupture d’équilibre sur le vide, et de n’être retenu dans sa chute que par la consistance que la confiance qu’on lui accorde confère au vide?

Mieux encore: parvenir à accepter l’explication qu’on se forme du monde comme le vent qui nous caresse le visage, sans s’y accrocher, sans s’y identifier, sans même chercher à croire que c’est la meilleure, mais simplement que c’est la sienne, comme la couleur de sa peau ou de ses yeux, et que si elle colore le regard qu’on porte sur le monde, ce n’est pas pour le limiter, mais pour qu’il soit coloré, qu’il soit beau et non terne. Il faut se mouiller pour exister, il faut choisir pour être... simplement parvenir à choisir sans s’accrocher, sans posséder, et dans cette brèche ouverte entre l’engagement et la dépossession, découvrir un nouveau moteur, une force créatrice qui nous dépasse et nous construit.
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lune



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MessagePosté le: Sa 22 Jan 2005 0:54    Sujet du message: Répondre en citant

Ce texte de Soloviev est magnifique... Il ne limite pas le bien ou le mal à des états permanents, définitifs; il jette comme une passerelle qu'on pourrait enjamber pour choisir son monde...
Mais je crois que je n'ai pas bien compris ce que vous voulez démontrer dans l'exemple du système familial tel que vous le décrivez. Lorsque des difficultés apparaissent au sein d'une famille, il peut effectivement sembler logique d'en chercher les origines, les causes, essentiellement pour se sentir "agissant", pour déplacer son angoisse face à une situation qui nous dépasse, pour pouvoir lui donner un nom. On "crée" en quelque sorte une explication qui devient un nouvel élément auquel chaque membre de la famille devrait adhérer pour ressouder le clan.
C'est là qu'on prend le risque d'être séparé, par cette tentation d'un pouvoir que l'on aurait sur les choses et qui pourrait s'étendre aux êtres.
On n'est jamais aussi proche d'un enfant (ou de toute personne) que lorsqu'on est capable de laisser une distance (qui n'a rien à voir avec une absence ou de l'indifférence). Cette distance, cet espace vierge, c'est la confiance que l'on témoigne à l'être totalement unique qu'il est, à sa relation parfaitement unique au monde qui l'entoure, qu'on l'appelle cosmos, Dieu, vie intérieure... Croire en sa capacité de grandir hors de notre emprise, d'établir une relation à l'Autre qui ne nous appartienne pas.
C'est peut-être aussi un acte de foi?
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joaquim
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MessagePosté le: Sa 22 Jan 2005 19:23    Sujet du message: Répondre en citant

Oui, cet acte de foi en l’autre, c’est ce qui abolit la distance à l’autre, ce qui abolit cet état séparé dont Soloviev fait le paradigme du mal, cet état séparé qui nous rend l’autre, comme il le dit, impénétrable. L’acte de foi en l’autre, c’est aussi ce qui nous permet de le recevoir sans prendre de pouvoir sur lui, de laisser entre lui et soi une distance, une distance vierge, comme vous le dites si bien, qui n’est pas indifférence, mais espace d’accueil.

Des parents qui accueilleraient ainsi leur enfant et les problèmes comportementaux qu’il présenterait lui offriraient un espace vivant où ses problèmes se dissoudraient à coup sûr; car il pourrait être et devenir lui-même dans cet espace, il pourrait manifester ce qu’il est au plus profond de lui – et ce que chacun porte en soi au plus profond, c’est toujours et exclusivement le bien. J’aime beaucoup cette phrase de Varela: “On pose ici que la sollicitude authentique réside dans les fondements mêmes de l’Être”. J’aime non seulement son contenu, mais sa forme un peu audacieuse, ce “on pose” par lequel il prend position personnellement, et qui rend parfaitement compte du fait que ce bien n’est pas donné dans l’absolu, mais qu’il advient par l’effet d’un acte.

St-Thomas définissait le mal comme: la privation d’un bien dû. Définition du mal comme privation, comme manque, comme manque à être: l’être est le bien, le manque à être est le mal. Offrir à l’autre la possibilité d’être, c’est bien, c’est Le bien, et c’est en même temps le seul moyen pour soi-même de sortir de son propre mal, de l’état de séparation dans lequel nous enferme notre conscience égoïste, et d’accéder à ce bien que l’on est vraiment – mais qui n’existe que dans le partage, dans la relation – à l’autre ou à Dieu.

Je suis content que vous ayez soulevé l’ambiguïté de mon propos dans l’exemple de la famille dysfonctionnelle. J’ai en fait suivi deux pistes à la fois, et je me suis embrouillé. Je voulais, à partir de la réflexion sur les systèmes complexes, montrer qu’il est vain de vouloir rechercher, à l’intérieur même du système, une explication de son propre fonctionnement. Je voulais faire le parallèle avec l’éveil, mais j’ai bifurqué dans une autre direction, et n’ai abouti à rien. Je reprends donc ma réflexion là où je l’ai abandonnée. L’illusion à laquelle succombe le système lorsqu’il imagine pouvoir échapper à sa propre dysfonction en se définissant par rapport à elle, est similaire à la position qu’adopte celui qui se met en recherche de l’éveil: ce dernier cherche à s’éveiller, à s’extraire hors d’un système où il est endormi, mais tout acte qu’il posera ne sera jamais, par définition, qu’un acte d’endormi. En effet, l’esprit qui cherche ne peut pas de lui-même sortir de la prison dans laquelle il est enfermée, car cette prison, ce n’est rien d’autre que lui-même. Je voulais, arrivé à ce point, mettre en mots l’intuition qu’il vaut mieux accepter cette incapacité à sortir de soi-même par ses propres forces, renoncer à changer soi-même le système dans lequel on se trouve, puisque quoi qu’on fasse, tout sera récupéré et recyclé par le système (comme le dormeur, rêvant qu’il est en train de se réveiller, ne fait en réalité que prolonger son sommeil); et que l’acceptation de son impuissance peut par contre, elle, devenir le levier du changement, dans la mesure où elle conduit la personne à cesser de se battre à l’intérieur du système, la conduit à prendre appui sur autre chose, autre chose qui tout d’abord n’est “rien”, impuissance pure, mais qui est un “rien” situé hors du système et qui peut de ce fait, pour autant qu’on l’accepte sans retenue, faire tout basculer, un peu comme la lumière bascule dans le prisme sur le “rien” que représente le point focal, et déploie, en prenant appui sur lui, ses couleurs.

Comme je l’ai dit, j’avais bifurqué sur une autre intuition, mais je n’avais pas réussi non plus à conduire celle-ci jusqu’au bout, empêtré que j’étais dans la confusion entre les deux. Je voulais, par cette autre réflexion, faire ressortir la valeur de l’acte de poser “son” monde, comme dans l’exemple de Varela ci-dessus, dire que le bien a besoin, pour pouvoir devenir tel, d’un acte d’acceptation de la part de la personne, qu’il n’a nul besoin d’être découvert, compris ou expliqué, mais avant tout accueilli par un acte intérieur. Et vous prolongez parfaitement cette intuition en ajoutant (sans utiliser le mot) qu’il s’agit là d’un acte d’amour. L’amour est un point d’ancrage situé hors de la dysfonction, situé hors de la séparation, hors du système et, en prenant appui sur lui, on sort à la fois du système et de la dysfonction. C’est un point d’ancrage à la fois éminemment solide, puisque c’est le fondement du monde, et en même temps extrêmement fragile, puisque, pour prendre appui sur lui, on doit renoncer à tout ce qui constitue notre sécurité, à tout ce qu’on considère être soi, à toutes ces différences qui nous définissent en même temps qu’elles nous enferment, et on doit s’abandonner à l’inconnu, faire confiance à cet autre qui nous effraye, et qui nous apporte pourtant, au moment où on s’ouvre à lui, la force qui nous faisait peut-être défaut. C’est un peu cela que j’avais essayé d’exprimer par la “stabilité en dehors de toute sécurité” dans mon deuxième post.

Je pense finalement que l’ambiguïté dans laquelle j’étais empêtré est inhérente au thème de l’éveil, elle est inscrite dans le paradoxe de la conscience humaine, impuissante en même temps que toute-puissante (voir sur ce sujet cet autre texte de Soloviev). Votre intervention exemplifie le sujet que je voulais aborder, puisqu’elle m’a permis de sortir de ma confusion, dans laquelle j’étais enfermé comme dans un système clos. Je suis heureux que cet échange ait permis au discours, en soi bien incapable d’étreindre ni la vérité ni le bien, d’actualiser pourtant la vérité de ce que je cherchais à partager, de la révéler, non pas uniquement dans les mots, mais dans le geste de l’échange.
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